Tribune
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Publié le 11 Janvier 2013

Le culte du Changement, ou le degré zéro de la « religion du Progrès »(1)

 

Par Pierre-André Taguieff

 

Un discours unique s’entend depuis de nombreuses années à l’approche des élections présidentielles dans les démocraties occidentales : le discours appelant au « changement ». Il s’agit d’un mot magique, dont la seule invocation suffit à remplir les âmes. Moins peut-être les âmes simples, dont l’existence est aujourd’hui résiduelle, que les âmes formatées, qui sont légion. 

 

Les acteurs politiques supposent donc, en se présentant comme « les candidats du changement », que la majorité des citoyens de leur nation aspire au « changement ». Le désir de « changement » irait donc de soi. L’invocation du mot « changement » serait dotée d’une efficacité symbolique telle qu’elle rassemblerait les citoyens autour de son énonciateur. 

 

L’offre de « changement » est présumée « clivante », alors même qu’on observe un consensus croissant autour de l’impératif de « changement ». Un stratège politique ordinaire va tout faire pour s’approprier la promesse de « changement ». Il va se présenter comme l’incarnation du « changement », excluant ses rivaux et ses adversaires de « l’Empire du Bien » où il s’est installé. On observe en effet que chaque candidat s’efforce de monopoliser l’usage du mot magique pour désigner le cœur de son propre programme politique, tout en rejetant ses concurrents dans l’enfer du non-changement ou de l’anti-changement, où rôdent « l’immobilisme » et le « conservatisme », soumis eux-mêmes à la tentation permanente de la « réaction ». L’opposition entre les partisans déclarés du « changement » et les autres (« archaïques », « passéistes », etc.) est bien sûr calquée sur celle des « progressistes » et des « réactionnaires », les « conservateurs » étant censés résister par nature au « changement », donc voués à devenir un jour « réactionnaires ». 

 

Un changement peut être « heureux » ou « malheureux »

 

Ce que nos contemporains pressés ont oublié, c’est qu’un changement peut être « heureux » ou « malheureux », pour parler comme Saint-Simon en 1814 (2) , le même qui plaçait « l’âge d’or du genre humain » non plus dans un lointain passé, mais dans l’avenir. Chez les Modernes, la foi dans le Progrès, imaginé comme la somme de tous les progrès, constitue le fondement de la confiance dans un avenir meilleur, cette orientation vers le futur constituant le principal caractère distinctif de la conception moderne de la temporalité (3). 

 

Cette croyance orientatrice, Michelet la résumait d’une formule : « Nous, croyants de l’avenir, qui mettons la foi dans l’espoir » (4). Dans la conclusion du Rhin (1842), Hugo évoquait « notre foi à l’inévitable avenir », dont il reconnaissait le caractère religieux (5). Le premier dogme de cette foi futurocentrique, c’est la croyance à « la marche en avant du genre humain vers la lumière » (Hugo). 

 

Que le progrès soit pensé comme évolution, développement ou croissance, il fait l’objet d’une croyance dogmatique jouant un rôle fondamental dans ce qu’on pourrait appeler la religion des Modernes, ou la « religion occidentale moderne (6) ». Or, pour frayer la voie à l’âge d’or de l’avenir, il convient de s’assurer d’une convergence permanente des « changements heureux ». 

 

La frénésie du « nouveau »

 

Il faut donc, dès maintenant, que les « changements » soient « heureux ». Cet oubli de l’indétermination de tout changement est ce sur quoi repose le culte récent du « changement » comme tel. Cette évaluation positive aveugle est un effet de la frénésie du « nouveau », autre caractéristique de l’esprit moderne, aujourd’hui hypertrophié dans ses tendances au mobilisme et à la néophilie (7). Cette frénésie néophile va de pair avec la transfiguration de la transgression : repousser les limites, jusqu’à les abolir, c’est l’idéal nihiliste des hypermodernes. C’est aussi la sagesse du Sapeur Camembert, vue de gauche : « Quand on a dépassé les bornes, il n’y a plus de limites », et le bonheur pour tous est assuré. 

 

Un changement de président suffit à satisfaire provisoirement la demande démocratique. Jusqu’à la prochaine fois. 

 

Rechercher le nouveau à tout prix, désirer et aimer la nouveauté comme telle, c’est là une attitude qui favorise l’érection du « changement » en méthode de salut. Le consommateur entraîné désire changer de produits consommables. Ce « désir de changement » s’applique aux élites dirigeantes comme aux produits « bio ». Un changement de président suffit à satisfaire provisoirement la demande démocratique. Jusqu’à la prochaine fois. 

 

Mais l’imaginaire politique n’est pas totalement dénué de mémoire. Des résidus mnésiques persistent et les prestigieux héritages de mots ou d’idées de l’âge des Lumières se manifestent sous des formes relativement dé-sublimées. Ledit « changement », essentialisé comme un mouvement bon en lui-même, est toujours encore perçu comme une promesse de bonheur ou de justice, de liberté ou de solidarité, d’amour fraternel ou de paix universelle. Bref, il est chargé des fins dernières que l’on rencontrait dans les théories classiques du progrès, chez Condorcet ou chez Saint-Simon, suivis par les innombrables petits auteurs « progressistes » du XIXe siècle (8). Ces fins ultimes sont celles dont l’accomplissement supposé possible dessine les contours de l’insaisissable « monde meilleur » tant espéré par les masses incrédules en principe. 

 

L’optimisme normalisé des « imbéciles heureux »

 

Le terme de « changement » ne peut en effet avoir d’autre contenu que ce « monde meilleur » que tous les leaders politiques modernes promettent à leur public, surtout avant de prendre le pouvoir et, bien sûr, pour pouvoir le prendre. La bonne nouvelle, régulièrement annoncée avec l’émotion requise, est connue : le « changement » est possible et désirable. On peut donc sans crainte « aller de l’avant », « faire bouger les choses », se mettre en marche « vers un monde meilleur », objet de la vertu d’espérance platement sécularisée. Il reste à choisir l’itinéraire et la vitesse les mieux appropriés pour atteindre le « monde meilleur », à travers une succession d’« avancées » supposées décisives. L’idéal standardisé est bien connu : « Bouger avec le monde qui bouge. » L’adaptation au changement est la norme des normes. Et, s’il faut « bouger », c’est qu’on ne peut faire autrement, disent-ils. C’est l’optimisme normalisé des « imbéciles heureux » (Bernanos). 

 

Hollande, héritier de l’impatience soixante-huitarde

 

Début septembre 2012, le président candidat Obama, osant avouer publiquement qu’« il nous faudra plus que quelques années », choisit de s’installer dans la durée en empruntant un long chemin – « un chemin plus difficile pour un meilleur avenir », résume le New York Times. L’ex-candidat Hollande, héritier de l’impatience soixante-huitarde, a choisi la voie rapide : « Le changement c’est maintenant ». Formule creuse, fabriquée par un publicitaire, qui contredit l’idée même d’un programme politique crédible, impliquant une succession d’étapes. Il est vrai que la plupart des politiques sont tentés de jouer, en démagogues cyniques, sur le « tout est possible » et « tout de suite ». 

 

La question est de savoir si les citoyens sont toujours prêts à croire au miracle. On constate, à considérer le succès des grands meetings de campagne et des spectacles politiques télévisuels, que la magie politique continue d’opérer. Ce qui est sûr, c’est que la rhétorique du « changement » est devenue le principal instrument symbolique du réenchantement politique du monde. On pourrait s’étonner, au passage, du fait que la force de séduction des promesses progressistes ne se soit pas dissipée après plus de deux siècles d’usages démagogiques
 

Le culte du mouvement pour le mouvement, du changement pour le changement

 

Le culte contemporain du « Changement », qu’on trouve dans l’espace politique comme dans l’espace publicitaire, représente la dernière figure prise par le système des croyances progressistes. Pour le dire d’un mot, ce culte rendu au dieu « Changement » est le degré zéro de la « religion du Progrès », aujourd’hui moribonde. La principale figure contemporaine du néo-progressisme est ce que j’ai appelé en 2000 le « bougisme (9) », disons, pour simplifier, le culte du mouvement pour le mouvement, du changement pour le changement, fondé sur le postulat que « changer » est bon en soi, ou que le changement incarne une valeur intrinsèque, qu’il faut donc le vouloir en tant que tel. Une fois convertie au « changisme » ou au « bougisme », la propagande politique ne se distingue plus du discours publicitaire. 

 

Un slogan publicitaire pour IKEA, diffusé en octobre-novembre 2006, montre que les stratèges publicitaires ont su faire écho à « l’intelligence collective » chère à Ségolène Royal : « Oui au changement, votez IKEA » (ou «Osez le changement, votez IKEA »). Comme tous les acteurs politiques postmodernes formatés par les experts en communication, l’entreprise suédoise prétend alors « incarner le changement ». La formule développée du « bougisme » populiste est la suivante : « J’incarne le changement, auquel vous aspirez tous justement, donc j’incarne vos désirs. » 

 

Tous les candidats à la magistrature suprême nous l’assurent. Lorsque le discours politique devient indiscernable du discours publicitaire, il n’est plus que démagogie. La démagogie néo-progressiste, soit le bougisme, représente le dernier avatar historique de la « religion du Progrès » dans la société « communicationnaire ». 

 

La religion des Modernes, cet ensemble de promesses « progressistes » qui a conquis le monde, semble avoir atteint son moment ultime : le « bougisme » ou le « changisme » est son dernier avatar. Un piteux avatar. Car il se réduit à un usage immodéré d’un mot vide, mais sonore. Le progrès devenu une « idée morte (10) », il reste un mot, « changement », où s’entend encore son chant de sirène.

 

Les démagogies contemporaines continuent d’en exploiter la force attractive. C’est pourquoi il n’est pas dénué d’intérêt d’esquisser une généalogie et un examen critique de ce qui fut le principal mode de réenchantement du monde à l’âge moderne, supposé désenchanté et désenchanteur : la « religion du Progrès (11) ». 

 

Il reste à poser la grande question. Peut-on envisager, avec le courage requis, de vivre sans le confort de l’espérance, donc sans les illusions consolantes qu’il suscite ?

 

Les humains, postmodernes compris, peuvent-ils totalement se passer d’espérance ? La désillusion radicale a-t-elle un avenir ? En 1887, Durkheim avait répondu à la question : « La vue du néant nous est un supplice intolérable ; et comme il s’offre partout à nous, le seul moyen que nous ayons d’y échapper est de vivre dans l’avenir (12) ».

 

Réponse, bien sûr d’un incroyant, ou, si l’on veut, d’un Moderne, si la modernité est un processus d’éradication des croyances religieuses traditionnelles, exaspérant le besoin de néo-religiosités de substitution. Éric Voegelin notait en 1938, dans son essai sur les « religions politiques » : « Lorsque les symboles de la religiosité supramondaine sont bannis, ce sont de nouveaux symboles nés dans le langage scientifique intramondain qui prennent leur place. » 

 

On a de bonnes raisons de croire que la passion de l’avenir restera au cœur de la pathologie des Modernes, même à l’époque de la modernité finissante, où les fins dernières sont devenues le matériau symbolique favori du discours publicitaire. 

 

L’avenir de l’illusion progressiste, sous des formes de plus en plus vulgaires, semble être ainsi assuré. En ce sens, l’avenir a de l’avenir. Mais, dans ces conditions, est-il encore désirable ? 

 

 © Pierre-André Taguieff pour Primo.

 

Notes :

1 Ce petit article reprend des éléments de mon récent petit essai : La religion du Progrès. Esquisse d’une généalogie du progressisme, Paris, TAK éditions, octobre 2012 (ebook). 

2 L’Œuvre d’Henri de Saint-Simon, textes choisis avec une introduction par Célestin Bouglé, Paris, Félix Alcan, 1925, p. 109. Le passage se trouve dans De la Réorganisation de la société européenne (Paris, 1814), écrit en collaboration avec Augustin Thierry. 

3 Krzysztof Pomian, Sur l’histoire, Paris, Gallimard, 1999, pp. 233-262 ; Pierre-André Taguieff, Le Sens du progrès. Une approche historique et philosophique, Paris, Flammarion, 2004, pp. 75 sq., 135 sq.

4 Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1952, p. 512. 

5 Victor Hugo, Le Rhin, t. IV, Paris, L. Hachette, 1858, p. 183. 

6 Gilbert Rist, Le Développement. Histoire d’une croyance occidentale, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, pp. 40-80. 

7 P.-A. Taguieff, L’Effacement de l’avenir, Paris, Galilée, 2000, pp. 121 sq. 

8 Voir P.-A. Taguieff, Le Sens du progrès, op. cit. ; Les Contre-réactionnaires. Le progressisme entre illusion et imposture, Paris, Denoël, 2007. 

9 P.-A. Taguieff, Résister au bougisme, Paris, Mille et une nuits, 2001. 

10 William Pfaff, « Du progrès : réflexions sur une idée morte », trad. fr. Jean-Pierre Bardos, Commentaire, n° 74, été 1996, pp. 385-392. 

11 Voir P.-A. Taguieff, La religion du Progrès. Esquisse d’une généalogie du progressisme, op. cit. 

12 Émile Durkheim, « La science positive de la morale en Allemagne » (1887), in É. Durkheim, Textes, t. 1 : Éléments d’une théorie sociale, présentation de Victor Karady, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975, p. 328.