Tribune
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Publié le 24 Février 2014

L'Ermite milliardaire de Munich: le partage du butin

Tribune de François Le Moine Juriste, publiée dans le Huffington Post le 22 février 2014

 

La révélation, début novembre 2013, de la saisie presque accidentelle de 1406 tableaux dans l'appartement d'un octogénaire munichois, Cornelius Gurlitt, eut un retentissement planétaire.

 

Des policiers venus enquêter pour une fraude fiscale étaient loin de se douter qu'ils allaient effectuer la plus importante découverte d'œuvres spoliées depuis l'immédiate après-guerre. Derrière meubles, rideaux et boîtes de conserve périmées, étaient rangées des œuvres de Dürer, Canaletto, Boucher, Ingres, Renoir, Daumier, Toulouse-Lautrec, Matisse, Picasso, Klee, Kandinsky, Chagall et Otto Dix. L'ensemble vaudrait un milliard d'euros.

Nouveaux rebondissements dans l'affaire ces deux dernières semaines : une nouvelle saisie, cette fois-ci dans une résidence de Gurlitt à Salzbourg, aurait permis aux autorités autrichiennes de mettre la main sur une soixantaine de toiles. Mais la résistance s'organise. Après être resté silencieux et isolé pendant plusieurs semaines, Gurlitt a désormais des avocats qui contestent la légalité de la saisie de Munich. Ses amis ont même créé un site web pour expliquer sa position. Pas mal pour quelqu'un qui communiquait jusqu'à tout récemment avec des lettres tapées à la machine à écrire.

 

Après avoir abordé la question du sort réservé à l'art pendant la Seconde Guerre et l'histoire de la famille Gurlitt, ce dernier volet s'attarde aux répercussions de l'affaire, aux insuffisances de la réaction de la communauté internationale et tente d'identifier ceux qui auraient des droits sur les toiles.

 

Qui a aujourd'hui le droit de propriété sur les œuvres saisies?

 

Pour tenter de comprendre qui est le propriétaire de quoi, il faut diviser les tableaux en trois catégories.

 

(1) Il y aurait d'abord plus de 300 œuvres qui semblent avoir été acquises tout à fait légalement par Hildebrand Gurlitt, soit avant 1933, soit après 1945. Le père, il faut le rappeler, était non seulement directeur de musée, mais également collectionneur d'art. Ces œuvres devraient être rendues à Cornelius Gurlitt.

 

(2) La deuxième catégorie comprend les œuvres dites « dégénérées » qui ont été enlevées des musées allemands par les nazis. Il y en aurait 380. La loi de 1938 qui a permis aux nazis d'épurer les musées allemands n'a jamais été abrogée. En effet, il n'était pas question après la guerre de commencer une série de batailles légales pour récupérer des œuvres publiques vendues par l'Allemagne hitlérienne, d'autant plus que des institutions étasuniennes - dont le Guggenheim et le MOMA - avaient acheté plusieurs tableaux.

 

Les directeurs de musées allemands ont beau être furieux de voir passer une rare occasion de reconstituer leurs collections, ils ne disposent d'aucun moyen légal pour récupérer une œuvre leur ayant déjà appartenu. Ces œuvres devraient donc également revenir à Gurlitt qui s'est cependant montré ouvert à entreprendre des pourparlers avec les musées pour un éventuel rachat de certaines toiles.

 

(3) Le troisième groupe est celui qui pose véritablement problème. Il s'agit des œuvres provenant de collectionneurs privés, le plus souvent juifs. Des tableaux ayant appartenu à Esther Van Cleef, à Fritz Glaser, à Ismar Littmann, ainsi qu'aux galeristes Paul Rosenberg et Alfred Flechtheim seraient du nombre. Les photographies d'une partie de ces 590 œuvres sont mises sur internet au compte-goutte pour permettre d'informer les ayants droit et le public. Les avocats de Gurlitt prétendent qu'il n'y aurait en réalité que 35 œuvres qui auraient pu être volées. Quoi qu'il en soit, et même s'ils sont dans une meilleure situation que les musées allemands, les héritiers des collectionneurs spoliés ont assez peu de moyens légaux à leur disposition.

 

En effet, l'Allemagne de l'Ouest mit en place après la guerre une série de lois de restitution, mais ces lois ont aujourd'hui expiré. Pour ceux qui n'ont pu profiter de ces mécanismes de restitution, ne sachant pas à l'époque où se trouvaient leurs œuvres, le droit civil allemand s'applique. Or, le Code civil allemand prévoit une prescription de dix ans pour l'acquéreur de bonne foi et de trente ans dans le cas contraire. Après cette période, il n'est plus possible de poursuivre celui qui détient un bien, même acquis illégalement.

 

Existe-t-il des moyens de contourner cette prescription?

 

Quatre possibilités ont été évoquées. Elles sont énumérées de la plus à la moins plausible.

 

(1) Un amendement à la loi serait d'abord envisageable. Le gouvernement bavarois a d'ailleurs déposé un projet de loi qui annulerait la prescription trentenaire pour les acquisitions de mauvaise foi ayant eu lieu durant la période nazie. Des lois semblables ont déjà été adoptées ailleurs en Europe.

 

Cependant, il n'est pas certain que cette loi soit constitutionnelle. Depuis 1945, les droits de propriété sont en effet bien protégés en Allemagne et il est difficile de les modifier rétroactivement... justement pour éviter que ne soient perpétrés des abus analogues à ceux accomplis par les nazis. De plus, il faudra considérer au cas par cas si des lois françaises ou autrichiennes ne devraient pas également s'appliquer à des œuvres ayant transité dans ces pays.

 

Si la loi était adoptée et validée, cela aiderait évidemment à régler la question Gurlitt. Mais il y a un problème de méthode : on ne peut commencer à voter une loi rétroactive après chaque saisie. Nous verrons plus loin qu'une réponse beaucoup plus ambitieuse serait nécessaire pour régler durablement ces problèmes de prescription.

 

(2) En l'absence du vote d'une loi, les héritiers pourraient plaider qu'ils étaient dans l'impossibilité d'agir jusqu'à maintenant étant donné qu'ils ne savaient pas où se trouvaient les tableaux. La fausse déclaration sur la destruction des œuvres lors du bombardement de Dresde pourrait les y aider. Comment, en effet, réclamer ce que l'on croyait détruit ?

 

Si cet argument était retenu, le délai de trente ans ne devrait pas commencer à courir au moment des spoliations ou lorsque Cornelius Gurlitt a hérité, mais en novembre 2013, lorsque les photographies des toiles ont été disponibles sur internet. Il n'y a cependant pas suffisamment de jurisprudence allemande sur cette question pour prévoir si une Cour irait dans ce sens.

 

(3) Le troisième moyen serait de forcer une restitution par le biais des Principes de Washington. En 1998, quarante-quatre pays, dont l'Allemagne, ont signé cette entente qui encourage les États à restituer des œuvres confisquées en raison de la shoah malgré l'expiration des périodes de prescription.

 

Les Principes de Washington n'établissent aucune différence de traitement entre les collections publiques et les collections privées. Cependant, dans les faits, cette différence est fondamentale. Ces principes sont des recommandations et n'ont pas force de loi. L'État allemand peut donc redonner volontairement des tableaux détenus dans ses collections, mais il ne peut forcer des particuliers à se départir de leurs biens.

 

Malgré l'enthousiasme de certains commentateurs, on voit donc mal comment ces Principes de Washington pourraient servir de base à une restitution forcée des œuvres de Gurlitt.

 

(4) Finalement, les plus optimistes ont suggéré la création d'un tribunal international criminel ad hoc, l'équivalent du tribunal de Nuremberg ou de l'ex-Yougoslavie, mais pour l'Art. En effet, les crimes pénaux internationaux sont imprescriptibles. Le seul hic : il faudrait que le Conseil de sécurité des Nations unies se saisisse de la question, éventualité qui serait pour le moins surprenante.

 

En définitive, et malgré notre sympathie naturelle à l'endroit des victimes de la guerre, leurs héritiers disposent aujourd'hui d'assez peu de moyens légaux pour récupérer les toiles saisies à Munich… Lire la suite.