Tribune
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Publié le 28 Octobre 2014

Travailler sur la catastrophe: une expérience de recherche sur le génocide des Tutsi au Rwanda

Par Hélène Dumas, Historienne, spécialiste de l’histoire du génocide des Tutsi au Rwanda, publié dans le Huffington Post le 27 octobre 2014

Jamais, peut-être, effort de réflexivité n'aura paru plus nécessaire et plus difficile à la fois. Nécessaire parce qu'il expose les ressorts d'une recherche et d'une écriture; difficile parce qu'il oblige à dévoiler la part d'intimité, de fragile équilibre affectif établi avec une parole, une mémoire et une histoire à laquelle aucun protocole d'enquête ne prépare.

Le choc du premier contact

Pendant près de dix ans maintenant, mon travail m'a amenée à approcher au plus près les lieux, les acteurs et la langue du dernier génocide du XXe siècle: celui des Tutsi du Rwanda en 1994. Rien dans mon histoire personnelle ne me destinait à m'engager dans une recherche sur un pays bien loin de la France et auquel nul lien ne m'attachait. Rien ne m'avait préparée à la violence à laquelle je me confrontai lorsque, pour la première fois, j'allai à Kigali en avril 2004, pour la dixième commémoration du génocide. Les traces vivantes de l'immense massacre y étaient encore fraîches: dans les corps et la psyché des survivants, dans le paysage parsemé de ruines, de tombeaux familiaux ou de mémoriaux emplis d'ossements. Les gestes du quotidien étaient scandés par le souvenir.

Cette première rencontre avec le Rwanda et son histoire tragique a représenté une véritable commotion morale et intellectuelle. Un choc affectif aussi, sans lequel la nécessité de donner du sens à ce passé ne se serait jamais manifestée avec autant de force. La puissance de la confrontation n'a pas anesthésié la volonté de comprendre, au contraire.

Dépasser l'altérité de l'expérience, combler la distance

Saisie par un passé vivant, je demeurais pourtant en position d'extériorité, dépourvue d'accès à la langue, aux lieux et au temps du génocide. Altérité si profonde à combler qu'il a fallu s'approcher au plus près de l'expérience des acteurs sociaux. Quand les historiens du contemporain s'emploient à produire de la distance avec leur objet, j'ai accompli une opération rigoureusement inverse.

La distance ne se situe pas où l'on pourrait d'emblée l'imaginer, c'est-à-dire dans une différence "culturelle" entre une jeune chercheuse occidentale et des acteurs rwandais évoluant dans un univers qui serait si absolument étranger. L'expérience de "ce temps-là" (icyo gihe) du génocide constitue l'élément d'altérité fondamental. C'est de "ce temps-là" que j'ai tenté de m'approcher. La langue, la topographie et la radicalité des pratiques de cruauté et de mise à mort forment le cœur de l'expérience du génocide.

Histoire nationale et locale: entre voisinage et violence

Dans les procès gacaca, ces juridictions érigées depuis les mondes sociaux et affectifs des collines, les récits croisés des tueurs, des survivants et des témoins reconstituaient l'histoire micro-locale des tueries. Grâce à la force évocatrice de la parole et de la gestuelle, l'espace-temps judiciaire devenait celui du génocide. L'univers d'intimité du voisinage, anéanti par la violence, ressurgissait avec une brutale transparence… Lire la suite.