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Published on 28 March 2023

L'entretien du Crif - Martial Foucault, Directeur du Cevipof-Sciences Po : Comment réduire les défiances françaises ?

Professeur et politologue, Martial Foucault est le Directeur du Centre d’études sur la vie politique française (CEVIPOF) de Sciences Po et du CNRS. Il est l’auteur de « Une jeunesse engagée » (avec Anne Muxel, Les Presses de Sciences Po, 2022), « Maires au bord de la crise de nerfs » (Éditions de l’Aube, 2021), « Les origines du populisme » (avec Yann Alga, Elizabeth Beasley, Daniel Cohen, Stock, 2019).

Le Crif : Notre démocratie se caractérise par l’importance prise, dans les oppositions ces dernières années, par les forces les plus radicales et populistes, La France Insoumise (LFI) d’un côté, le Rassemblement national (RN) de l’autre (qui se rejoignent d’ailleurs sur certains sujets, sociaux ou internationaux comme la Russie, l’Ukraine, l’Union européenne…). Comment expliquez-vous l’importance de ces mouvements, et vous paraît-elle durable ? 

Martial Foucault : La montée des radicalités politiques et des populismes dans les « vieilles » démocraties libérales est un phénomène qui prend sa source dans plusieurs contextes, internes et externes. Mais avant de les exposer, entendons-nous sur la différence entre radicalité et populisme. Par radicalité, j’entends une expression politique orthogonale à la pratique partisane dans un cadre institutionnel donné. Il s’agit avant tout d’une forte contestation des principes de la démocratie électorale et d’un rejet des formes de compromis politique. À l’inverse, le populisme met en opposition le peuple contre les élites, le citoyen ordinaire étant présenté comme dépossédé de pouvoir contre une oligarchie confisquant le pouvoir. Le populisme dans ses formes contemporaines, telles qu’observés aux États-Unis sous l’ère Donald Trump, au Brésil avec Jair Bolsonaro, en Hongrie avec Viktor Orban, ou en France avec Marine Le Pen promeut, non pas une alternative populaire de l’exercice du pouvoir, mais une stratégie de conquête du pouvoir fondé sur l’opposition entre le peuple et les responsables de partis politiques traditionnels.

Quelles sont les causes de sa diffusion ? L’explication par le contexte externe est étroitement liée aux effets de la mondialisation des biens et des personnes depuis 40 ans. L’érosion des frontières et donc des souverainetés a produit un clivage entre gagnants et perdants de la mondialisation. On pourrait de manière schématique associer les gagnants aux électeurs ayant soutenu les partis traditionnels et les perdants aux déçus de la démocratie représentative. Et c’est à partir de cette grille de lecture que l’on peut expliquer comment le populisme s’est construit autour de cette dualité et a déployé une stratégie de critique des partis traditionnels visant à s’extraire d’une société mondialisée.

 

« Une dimension affective ou émotionnelle du populisme »

 

Et c’est la deuxième explication, celle du contexte interne, qui accélère la mutation du populisme en mouvement de conquête de pouvoir plutôt qu’en simple contestation marginale (tel le boulangisme à la fin du XIXème siècle en France, ou le poujadisme à la fin des années 1950). À ces éléments contextuels, il me semble crucial d’ajouter une dimension affective ou émotionnelle pour situer la percée des mouvements populistes. En effet, comme nous l’avons démontré dans Les Origines du populisme (Éditions du Seuil, 2019), les partis populistes parviennent à capter les citoyens-électeurs en colère et ceux défiants.

Contrairement à une idée reçue, le populisme ne récolte pas l’adhésion des individus anxieux ou inquiets de perspectives futures. Il parvient à séduire des citoyens en colère contre l’état économique, social, politique d’un pays les conduisant à éprouver une énorme insatisfaction de la vie menée. En France, c’est parce que le niveau de confiance interpersonnelle est faible que le Rassemblement national progresse. Ne pas avoir confiance dans son entourage familial, ses amis, ses voisins, ses collègues de travail, les personnes d’une nationalité différente, d’une religion différente… engendre un repli sur soi et une dénonciation des institutions politiques tenues pour responsables des désordres sociétaux. Et c’est précisément parce que ce manque de confiance interpersonnelle atteint des sommets dans l’électorat populiste que le rôle de l’État est jugé défaillant. C’est la rhétorique du « eux » contre « nous ». Ne pas avoir confiance envers les autres, cela signifie ne pas avoir confiance en l’État pour réparer les effets de la mondialisation. Par conséquent, les soutiens aux partis populistes considèrent que les autres (« eux ») sont les principaux bénéficiaires des politiques redistributives de l’État contre eux (« nous »).

À mesure que l’absence de confiance sociale et la colère s’installent dans un pays, les populismes prospèrent. La question de la durabilité de tels mouvements est donc posée tant que le lien de confiance n’est pas retissé et que la colère n’a pas laissé place à une promesse de destin individuel meilleur.

 

« En 2023, toutes les formes de confiance reculent »

 

Le Crif : Le baromètre de la confiance, que réalise chaque année le Cevipof-Sciences Po, montre l’importance du sentiment de méfiance en France, que ce soit à l’encontre des institutions ou, comme vous l’indiquez, en ce qui concerne les relations interpersonnelles dans la société. On ne retrouve pas cette méfiance dans les pays voisins, vous l’avez mesuré, comme l’Allemagne ou la Grande-Bretagne. Quels sont les facteurs explicatifs de cette méfiance, qui tourne parfois à des défiances assez généralisées en France ?

Martial Foucault : Il est vrai que le baromètre de la confiance politique nous livre depuis 2009 un portrait très sombre de la France, exception faite lors des années d’élection présidentielle. En 2023, ce sont toutes les formes de confiance qui reculent. Toujours plus de défiance institutionnelle et toujours plus de défiance à l’encontre « des autres ». L’Italie offre une situation comparable à la France sur ce terrain-là. En revanche, la situation semble plus sereine en Allemagne et au Royaume-Uni où les citoyens gardent la foi envers leurs représentants élus et leurs compatriotes.

Il me semble indispensable de distinguer deux racines majeures à la propagation de la défiance. Tout d’abord, il existe un lien très fort entre proximité et confiance. À chaque fois que la distance se réduit entre les individus et leur expérience politique avec des élus ou leur expérience sociale avec des organisations économiques ou publiques, alors la confiance est présente. Cela est vrai pour la confiance dans les élus locaux (maires) ou les petites et moyennes entreprises, services publics de proximité ou artisans. À l’inverse, plus la distance est grande (députés européens, grandes entreprises, partis politiques), plus la défiance est forte.

Une deuxième explication, peu évoquée par les politistes, concerne le lien entre défiance et injustice ou confiance et justice. Ici, il s’agit de comprendre que la perte du lien de confiance traduit une expression d’injustice personnelle ou de représentations d’injustices. Si vous jugez une situation injuste, il est fort probable que vous allez entamer le capital de confiance à l’endroit des institutions ou interlocuteurs à l’origine de cette injustice perçue. Or, la France se singularise aussi en son sein par une perception très forte d’injustices dans le monde du travail, de l’action publique, de l’éducation…

La somme de telles injustices concourt à l’érosion du capital de confiance du corps social. C’est pourquoi, s’attaquer au déficit de confiance devrait être une des priorités de l’action publique. S’il est indispensable que les politiques publiques soient conçues pour assurer un bien ou service commun à l’usager, il semble prioritaire de concevoir des politiques publiques qui produisent implicitement de la confiance. Et ainsi atteindre simultanément le graal efficacité-justice. L’entreprise est ambitieuse mais elle est une des conditions pour faire reculer les clivages qui minent la cohésion sociale. 

 

« Comment introduire des moments démocratiques entre deux élections ? »

 

 

Le Crif : Les institutions de la Vème République ont, depuis 65 ans, montré à la fois leur solidité, leur souplesse (notamment en cas de cohabitation) et leurs limites. Quels seraient selon vous les quelques mesures pouvant opportunément permettre de rénover notre système institutionnel dans le sens d’un équilibre démocratique mieux reconnu par les citoyen(ne)s ? 

Martial Foucault : Rappelons que les institutions de la Vème République sont nées dans un contexte insurrectionnel et de tentative de coup d’État à Alger. L’architecture de la Constitution de 1958, révisée depuis, reste une réponse institutionnelle à la menace d’implosion interne. Aujourd’hui, nombreux sont les intellectuels, responsables politiques, citoyens politisés à prôner une nouvelle République synonyme d’une plus grande inclusion des citoyens pour enrichir la légitimité des décisions publiques.

Pour ma part, je ferai une distinction entre l’essoufflement d’une démocratie électorale enchâssée dans la Vème République et la dérive présidentialiste de notre régime politique. Dans le premier cas, et le mouvement des Gilets jaunes en constitue un parfait exemple, la demande d’une démocratie renouvelée s’appuie sur le constat que la démocratie électorale s’est imposée à toutes les autres formes de démocratie. Or, les citoyens sont de moins en moins satisfaits avec le principe d’une démocratie qui les inclurait seulement le temps d’une élection. La démocratie électorale repose sur un principe de récompense/sanction des représentants élus lors des seuls scrutins. Mais comment sont associés les citoyens entre deux élections ? À vrai dire, très difficilement. C’est bien cette fin de cycle de la démocratie électorale qui pose problème. Comment introduire des moments démocratiques entre deux élections ? Plusieurs alternatives existent : participation, délibération, consultation… Mais ces dispositifs ne doivent pas être pensés comme des gadgets démocratiques qu’il conviendrait de mobiliser seulement en période de tension.

 

« Il y a besoin de re-parlementariser la vie politique, d’introduire une culture de la négociation. »

 

Si le choix se portait sur telle ou telle innovation ou expérimentation démocratique, alors le résultat de ces procédures doit être pris en compte dans l’agenda législatif. L’exemple de la Convention citoyenne pour le climat a montré l’immense déception suscitée par ses participants dès lors que leurs recommandations n’ont pas été suivies d’effets au Parlement. Rien n’est simple car ce serait la démocratie représentative qui pourrait être affaiblie à son tour. Mais l’histoire montre que les périodes de tâtonnement politique sont indissociables à l’émergence de nouveaux cycles démocratiques. 

Dans le second cas, le fait majoritaire qui structure notre régime semi-présidentiel combiné à l’érosion des partis traditionnels a eu des effets immédiats sur une présidentialisation de la vie politique qui s’est traduite par une hyper-concentration des pouvoirs d’impulsion et donc d’action publique. Le Parlement français, que l’on présente souvent comme un Parlement rationalisé, souffre d’une place trop restreinte comme lieu de débat et donc de construction politique. Sans prétendre qu’un régime parlementaire serait de nature à corriger tous les biais de la Vème République, il y a besoin de re-parlementariser la vie politique, d’introduire une culture politique de la négociation ou du compromis pour apaiser les tensions et réduire les polarisations.

Ensuite, la question du fait majoritaire doit être pleinement posée. L’élection au scrutin majoritaire, à laquelle les Français semblent attachés, n’est-elle pas un dispositif institutionnel dont l’urgence démocratique appellerait un aggiornamento. Peut-on continuer à associer la légitimité (ici la légalité) d’un Président élu à celle tirée du seul scrutin majoritaire ? Peut-on continuer à laisser s’installer le principe d’une contre-démocratie, comme l’évoquait l’historien Pierre Rosanvallon, où les électeurs ne votent plus « pour » mais « contre ». Lorsque la désélection prend le pas sur l’élection, c’est bien la qualité du fonctionnement démocratique qui s’en trouve menacée.

 

Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet

 

- Les opinions exprimées dans les entretiens n'engagent que leurs auteurs -

 

 

 

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