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En revenir à la question cruciale de l’éducation, c’est aussi une manière de rendre hommage à la tradition juive et à la place centrale qu’elle accorde à l’étude, nous rappelant qu’à travers la transmission du savoir et des valeurs, c’est la pérennité d’une filiation, d’une appartenance commune qui est en jeu.
C’est à cet effet que nous avons demandé à plusieurs intellectuels et acteurs du monde de l’éducation de bien vouloir contribuer à notre revue annuelle. Si les textes publiés ici n’engagent pas la responsabilité du Crif, ils permettent cependant d’ouvrir un espace de débat et de réflexion. Ils sont traversés par le souci d’interroger et de comprendre la situation des nouvelles générations, les problématiques liées à la transmission de la mémoire et de l’histoire juive, ainsi que les défis et enjeux qui agitent aujourd’hui, dans notre France républicaine, le milieu de l’enseignement (laïcité, usages du numérique et des réseaux sociaux, wokisme…).
Le Crif remercie les contributeurs de cette revue d’enrichir ainsi notre réflexion.
Une guerre intestine agite depuis quelques temps le monde de l’université et de la recherche, non seulement en France, mais également dans la plupart des pays occidentaux. On la résume parfois sous le terme de wokisme, qui n’est pas totalement transparent pour les non-initiés. C’est pourquoi je me propose d’expliquer ici succinctement, pour un public qui n’en est pas forcément informé, en quoi consiste cette guerre.
J’ai publié en 2021 un pamphlet intitulé Ce que le militantisme fait à la recherche, où je décrivais l’emprise d’une conception militante, engagée, de l’enseignement et de la recherche, contraire à ses missions traditionnelles de production et de transmission des connaissances.
Cette emprise a une histoire, avec trois moments successifs. Le premier moment remonte au marxisme, avec ses déclinaisons soviétiques dans les années 1950-60, puis gauchistes dans les années 1970, lorsque la science a pu être confondue avec l’idéologie et le militantisme, étant considérée comme devant être au service de la libération des opprimés.
Le deuxième moment date des années 1990 avec la montée en puissance de la « sociologie critique » et des théories de la domination, portées notamment par le sociologue Pierre Bourdieu et par le philosophe Michel Foucault. Les universitaires se réclamant de ces courants se sont associés au courant de la « gauche radicale » (notamment le mouvement Attac) pour imposer l’idée que les sciences sociales devraient être un « sport de combat ».
Le troisième moment enfin nous vient des États-Unis, où dès les années 1980 se répand sur les campus le mouvement dit « post-moderne », qui tend à nier l’objectivité du savoir, à « déconstruire » les textes canoniques, à professer la relativité de la vérité. Inspirée des penseurs français des années 1960 et 1970 (Foucault, Derrida, Lyotard et quelques autres), regroupés sous l’appellation de « French Theory », cette pensée « déconstructionniste » a été très à la mode dans les départements de littérature, mais s’est élargie ensuite à d’autres disciplines. Cette déconstruction des prétentions à la vérité permet de délégitimer la notion d’autonomie de la science – en vertu de quoi celle-ci ne doit obéir qu’à sa logique propre et non, par exemple, à des impératifs moraux ou politiques – tout en légitimant l’engagement du chercheur. Ainsi s’alimente la dérive vers une conception du travail universitaire qui est propre à « l’intellectuel engagé », mais n’a pas grand-chose à voir avec la mission du savant, producteur et diffuseur de connaissances, ̶ et non pas d’opinions.
Cette emprise en trois temps du militantisme dans le monde académique a pris à partir des années 1990, aux États-Unis, la forme particulière du wokisme, qui concentre l’engagement sur l’injonction à être « éveillé » (woke) aux discriminations touchant diverses « communautés » considérées comme systématiquement victimisées, en raison du sexe, de l’orientation sexuelle, de la race, de l’apparence physique, etc. Cette injonction va de pair avec une caractérisation a priori des individus en fonction d’une « identité » assignée une fois pour toutes et basée sur leur appartenance à telle ou telle « communauté » : ce qu’on appelle outre-Atlantique « identity politics » ou, en français, « identitarisme ».
Quoique diamétralement opposé à la tradition de l’universalisme républicain, le wokisme n’a pas tardé à s’exporter en France ainsi que dans la plupart des pays occidentaux, essentiellement dans le monde universitaire, mais aussi dans le monde culturel, notamment avec les politiques dites « inclusivistes », consistant à recruter sur la base non plus du mérite, mais de l’appartenance à un groupe défavorisé, essentiellement par le sexe ou l’origine ethnique. Il est étroitement lié en outre au phénomène de la cancel culture (culture de l’annulation ou, en clair, de la censure), là encore importé des États-Unis, consistant à perturber ou empêcher la tenue de conférences, de films, de spectacles considérés comme « problématiques » eu égard aux « droits des minorités », ou encore comme constituant une « appropriation culturelle » (par exemple, lorsqu’une traductrice blanche est pressentie pour traduire une poétesse noire).
Antiracisme, droits des peuples autochtones, lutte contre l’homophobie, féminisme : ces causes progressistes se sont ainsi muées depuis quelques années en outils d’imposition de dogmes et d’interdits, qui portent atteinte à la liberté d’expression, par l’insulte (« homophobe », « transphobe », « islamophobe », « sexiste », « raciste »), et par la menace voire la violence physique. Et elles portent également atteinte à la « liberté académique », en prétendant imposer aux enseignants et aux chercheurs leurs thématiques, leurs concepts, voire le contenu de leurs bibliographies.
C’est la conjonction de ces différents courants qui aboutit à la situation actuelle, tout à fait inédite dans l’histoire du monde universitaire même si elle a eu des antécédents dans la période stalinienne. Et c’est donc un double combat qui est actuellement mené contre ce phénomène (notamment par l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires [1]) : sur le plan académique, pour l’autonomie de la science ; et sur le plan politique, pour la conception universaliste de la citoyenneté [2].
Nathalie Heinich, Sociologue
[2] Pour aller plus loin, cf. notamment N. Heinich, Ce que le militantisme fait à la recherche (Gallimard-Tracts, 2021) ; Défendre l'autonomie du savoir (note pour Fondapol, 2021) ; Oser l'universalime. Contre le communautarisme (Le bord de l'eau, 2021).
Biographie :
Nathalie Heinich est sociologue au CNRS (Paris). Outre de nombreux articles, elle a publié près d'une quarantaine d'ouvrages, traduits en quinze langues, portant sur le statut d'artiste et d'auteur (La Gloire de Van Gogh, Du peintre à l'artiste, Le triple jeu de l'art contemporain, Être écrivain, L'Élite artiste, De l'artification, Le Paradigme de l'art contemporain) ; les identités de crise (États de femme, L'Épreuve de la grandeur, Mères-filles, Les Ambivalences de l'émancipation féminine, Ce que n'est pas l'identité) ; l'histoire de la sociologie (La Sociologie Bourdieu, Le Bêtisier du sociologue, Dans la pensée de Norbert Elias, La Sociologie à l'épreuve de l'art, La Cadre-analyse d'Erving Goffman) ; et les valeurs (La Fabrique du patrimoine, De la visibilité, Des valeurs). Elle a par ailleurs publié trois récits autobiographiques en forme de « trilogie des maisons » : Une histoire de France, Maisons perdues, et La Maison qui soigne. Dernier ouvrage paru : La Valeur des personnes.
Cet article a été rédigé dans le cadre de la parution de la revue annuelle du Crif. Nous remercions son auteur.
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