La place Tahrir était occupée depuis plusieurs jours par un sit-in de personnes blessées pendant la révolte de février. Celles-ci réclamaient que soient jugés les responsables des violences qui ont fait, de source officielle, environ 850 morts et des milliers de blessés. Vendredi 18 novembre 2011, les participants au sit-in ont été rejoints par quelques-uns des dizaines de milliers de manifestants, en majorité islamistes. Ils défilaient pour exiger que l'armée, qui dirige le pays depuis février, transfère rapidement le pouvoir à un gouvernement civil. Les affrontements ont commencé samedi quand la police a tenté de déloger par la force cette poignée de protestataires. "Dès les premières violences, la contestation a gagné Alexandrie, Suez et d'autres villes du pays, signe de l'impatience et de la colère croissante des jeunes envers l'armée", explique Tangi Salaün, correspondant de L'Express et du Figaro au Caire.
Pourquoi les islamistes appelaient à manifester vendredi
Alors que le Conseil suprême des forces armées (CSFA) et son commandant en chef, le maréchal Tantaoui, avaient promis, l'hiver dernier, de rendre le pouvoir aux civils après une transition de quelques mois, ils rechignent désormais à passer la main, et laissent planer l'incertitude sur la date de l'élection présidentielle. Celle pourrait n'intervenir qu'en 2013. Vendredi, les manifestants réclamaient que l'élection présidentielle ait lieu aussitôt après l'entrée en fonction du nouveau parlement, en avril 2012. Ils protestaient également contre une "charte constitutionnelle" qui maintiendrait la tutelle des militaires l'Egypte.
Le processus de transition au ralenti
Dix mois après le déclenchement du soulèvement contre le régime de Moubarak, les élections législatives qui commencent le 28 novembre vont s'étaler sur près de deux mois (jusqu'au 14 janvier) et leurs modalités sont extrêmement complexes. Elles seront suivies d'élections sénatoriales d'une durée équivalente. Puis, une constitution devrait être rédigée par le Parlement. C'est seulement ensuite qu'aurait lieu le scrutin présidentiel.
L'armée : une image écornée
Alors que la neutralité de l'armée, au moment de la chute de Moubarak en faisait une institution très populaire, le tableau s'est assombri ces derniers mois. En cause, les arrestations et les condamnations de nombreux activistes, mais aussi le rôle des militaires dans le massacre de 25 coptes, le 9 octobre. Pour l'écrivain Alaa El-Aswany, interrogé par L'Express, l'armée "maintient au pouvoir le régime de Moubarak". Le CSFA est "composé de généraux qui aujourd'hui contrôlent à la fois la présidence et le Parlement. Les anciens responsables sont toujours en poste: chef de la police, ministres", déplore l'écrivain.
Main basse de l'armée sur les institutions
Dans la crainte d'un raz-de marée islamiste aux législatives, les autorités ont annoncé, début novembre, vouloir mettre en oeuvre une série de 22 principes "supraconstitutionnels". Cette "déclaration de principes fondamentaux de la Constitution" fait du Conseil militaire le "protecteur de la légitimité constitutionnelle de la nation", rapporte la correspondante du Monde au Caire. L'armée aurait le pouvoir de s'opposer à des articles de la nouvelle constitution. Mieux, "80 des 100 membres du comité chargé de rédiger la nouvelle constitution seraient nommés par le Conseil militaire et 20 seulement par le Parlement", tandis que le budget de l'armée resterait secret.
Le rôle des islamistes dans la montée des tensions
Les Frères musulmans ont longtemps ménagé les forces armées, s'abstenant de participer aux manifestations. Ils étaient soucieux "de se présenter comme raisonnables, attachés à la stabilité du pays et à la relance de l'activité économique. Mais lorsque la contestation a dégénéré en émeutes, faisant planer une lourde menace sur le processus électoral, ils ont aussitôt fait marche arrière, comme inquiets de voir se dérober un succès annoncé", explique Tangi Salaün. Et en appelant leurs partisans à descendre dans la rue vendredi, ils ont une fois de plus montré l'importance de leur capacité de mobilisation.
Comment ont réagit les autres mouvements politiques
Une partie des groupes libéraux et laïcs étaient favorables à l'initiative de l'armée qu'ils voyaient comme un "garde-fou contre un état théocratique", selon Tangui Salaün. C'est pourquoi peu d'entre eux ont soutenu la manifestation de vendredi. "Mais le CSFA en a surtout fait un outil pour verrouiller le système à son profit", estime notre correspondant au Caire. Le New York Times décrit cette manoeuvre comme un pacte faustien: "la garantie des droits individuels et de ceux des minorités contre une mainmise permanente de l'armée sur le régime".
Une autre partie des libéraux, des opposants de gauche ainsi que des mouvements pro-démocratie à l'origine de la révolte de janvier dernier étaient toutefois présents aux côtés des Frères musulmans et des salafistes lors des manifestations.
Quelle sortie de crise?
Officiellement, l'armée a dit "regretter" les événements actuels, les plus grave depuis la chute de Moubarak, appelant le gouvernement a rencontrer les forces politiques pour y mettre fin, tout en réaffirmant s'en tenir au calendrier électoral établi, dans un communiqué lu dimanche soir à la télévision publique.
Certains des manifestants ont bon espoir que "la révolution revienne dans la rue", rapporte Tangi Salaün, mais, alors que plusieurs mouvements politiques ont suspendu leur campagne, certains observateurs craignent que les militaires ne profitent finalement de l'occasion pour retarder les échéances électorales: "le chaos et l'instabilité règnent dans le pays, c'est pourquoi nous devons nous maintenir au pouvoir" pourrait justifier l'armée, craint Shadi Hamid, spécialiste de l'Egypte auprès du Brookings Doha center cité par le Washington Post.
D'autres observateurs évoquent l'hypothèse d'un "gouvernement d'union national" qui prendrait la place du Conseil suprême des forces armées. Ainsi, Abdel Fotouh et Mohamed El-Baradeï, candidats à la présidentielle islamiste modéré pour le premier (il a été exclu du mouvement des Frères musulmans en juin) et sous l'étiquette social-démocrate, pour le second, ont annoncé dimanche une initiative pour former un gouvernement de salut national afin d'aider "à guider le pays à travers la période de transition". "Le CSAF a admis qu'il était mal outillé pour diriger le pays. Un cabinet s'appuyant sur les différents courants politiques doit être formé pour y remédier", a ainsi déclaré Mohamed ElBaradei, selon le quotidien égyptien Al Masri Al-Youm.
Photo : D.R.
Source : l’Express