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Par Eliane Klein, Présidente du CRIF Région Centre
"Le présent, c'est à dire la quotidienneté ambiante, nous assiège de toutes parts et ne cesse de nous convier à l'oubli des choses révolues... Le passé doit être retenu par la manche, comme quelqu'un qui se noie… Les défunts sont sans défense et dépendent de notre bon vouloir... Il y a les plaisirs ou les soucis de la vie et il y a la prière que nous adressent les morts… Ces offensés nous incombent, ce sont nos célébrations qui les sortent du néant", écrivait le philosophe Vladimir Jankelevitch.
A cet instant, me vient à l'esprit l'injonction biblique "Zahor", souviens-toi, qui donne tout son sens à cette commémoration, que l'on pourrait traduire par "Mémoire oblige": il ne s'agit pas d'une manifestation mortifère ou revendicative. En ce lieu de mémoire privilégié , à côté des stèles où sont gravés les milliers de noms, les noms de ceux qui, avec des millions d'autres, ne reposent pas dans un cimetière, n'ont aucune place dans aucun cimetière, les noms des Juifs déportés directement depuis le camp de Beaune la Rolande vers Auschwitz- Birkenau, sur ordre du gouvernement de Vichy, notre geste s'inscrit dans la fidélité et le sentiment d'une dette envers ce monde anéanti, il rejoint la tradition juive, moins tournée vers le ressassement du passé que vers la connaissance rigoureuse et la transmission de ce qui fut.
Cette année, nous sommes 70 ans après l'ouverture du camp d'Auschwitz Birkenau.
Mais nous sommes également plus de 70 ans après la "découverte" des autres camps d'extermination.
En juillet 44: Maïdanek , plus de 120.000 Juifs assassinés.
En décembre 42: Tréblinka, plus d'1 million Juifs assassinés en 8 mois.
En décembre 42: Belzec, 600.000 juifs assassinés en 9 mois.
En été 43, Sobibor, plus de 250.000 juifs assassinés en 12 mois.
Dans ces 3 derniers camps, les nazis avaient tout rasé pour ne laisser aucune trace de leurs crimes (planté des arbres et construit des fermes "modèles").
Des rapports clandestins parvenus à Londres dès 1942 ont été volontairement occultés.
De même à Washington.
Il s'agit donc de réfléchir sur ce crime contre l'humanité, perpétré sur le sol européen- ce désastre du monde civilisé dans sa totalité - génocide advenu dans le silence- l'indifférence- des nations: ce silence fut à l'origine du terrible sentiment de solitude ressenti par de si nombreux Juifs de France.
Le secours est venu des organisations juives, des associations caritatives chrétiennes et des Justes des nations, connus ou inconnus.
Car ce qui s'est accompli ici, comme à Pithiviers, était le début d'un génocide- l'anéantissement programmé d'un peuple "en trop", d'une langue, d'une culture, avec la complicité active du régime de Vichy.
A la source de notre réflexion, il y a donc l'impératif de la connaissance rigoureuse des faits, de leur chronologie, du cheminement idéologique qui a entrainé la séparation, l'exclusion, l'internement, puis la mise à mort d'une grande partie du Peuple juif.
Dans cette démarche, il s'agit de ne pas raisonner en termes de chiffres, mais de penser à la destruction d'un univers fait d'hommes, de femmes, d'enfants vivants, tout en sachant qu'il y aura toujours quelque chose d'intransmissible dans le calvaire vécu dans les camps de la mort, une mémoire sans paroles, sans images, comme celle des millions d'adultes et d'enfants massacrés par les Einsatzgruppen sur les territoires de l'ex Union soviétique.
Je voudrais, à cet instant, rendre hommage aux survivants, aux disparus et aux vivants, Henry Bulawko, Zalman Brajer et bien d'autres, ceux qui n'ont pas été écoutés après la fin de la guerre, car peu voulaient ou pouvaient les entendre, les croire. "Ils avaient vu ce qu'aucun autre regard humain avait vu" Georges Bensoussan). Ils et elles ont eu le courage de consacrer une grande partie de leur vie à témoigner.
Je pense aussi aux "orphelins de la Shoah", ces enfants qui ont survécu, cachés, souvent sauvés par leurs familles d'accueil, ces Justes, connus ou inconnus, ceux dont un ou les 2 parents ne sont jamais revenus.
Ces enfants ont connu la douloureuse expérience de l'absence et de l'attente vaine.
Ecouter la parole des survivants est fondamental, car "qui répondrait en ce monde à la terrible obsession des nazis d'effacer leurs crimes, si ce n'est la terrible obstination du témoignage?"(Albert Camus).
Cependant, la voix des survivants s'affaiblissant, le rôle des historiens est fondamental dans notre quête de sens.
Il est essentiel à plusieurs titres car "la Shoah nourrit un immense désir d'oubli et la tendance est lourde à vouloir "tourner la page", à édulcorer l'évènement, à le banaliser ou l'instrumentaliser" (Georges Bensoussan) et même à le nier.
Pour l'historien, la Shoah est un fait d'Histoire qui s'inscrit dans un certain cheminement politique de l'Occident(G.B). Il nous éclaire sur la singularité de cette catastrophe où, contrairement aux massacres précédents, le projet démentiel fut d'aller chercher les Juifs aux 4 coins de l'Europe pour les convoyer jusqu'au lieu de leur assassinat ou les massacrer dans tous les shtetels de l'ex Union soviétique, les réduire en cendres pour effacer toute trace de leur crime.
Ce travail d'Histoire met en lumière cette rupture dans la civilisation et, particulièrement, "la Shoah dans la Shoah"(Gérard Rabinovitch, "l'extermination des enfants juifs jusqu'au dernier"). Leur crime: être nés.
La destruction des Juifs d'Europe était au coeur du projet nazi.
Le récit historique nous révèle cette terrible vérité: La Shoah, ce n'est pas la barbarie coexistant avec le progrès technique dans une des nations les plus civilisées d'Europe, c'est les moyens de la civilisation au service du mal radical.
C'est aussi, comme l'a écrit Primo Lévi, cette "zone grise", faite d'hommes ordinaires, soucieux de leur carrière, bons pères de famille le soir et les pires assassins le lendemain, qui tuaient par "esprit de corps". D'ailleurs, une grande partie du peuple allemand a consenti au nazisme, par peur ou par lâcheté ou par adhésion, manipulée par la propagande diffusée grâce à une communication de masse.
Pour appréhender la complexité du génocide- comme de tout génocide, "face à l'ampleur du désastre et contre le chagrin, il reste la digue de la connaissance et le contrepoison de l'intelligence qui décrypte la machine de mort"(Vassili Grossman).
Cette connaissance, transmise par les survivants et les historiens passe aussi par l'Ecole, grâce à un enseignement non basé sur la seule compassion-certes compréhensible- qui dispense de penser, mais sur le réflexion afin que les élèves deviennent des citoyens au "coeur intelligent".
Elle passe également par la Justice- les procès des criminels contre l'Humanité.
Enfin, les oeuvres d'art, toutes les oeuvres d'art nous permettent d'approcher une réalité que nous n'avons pas vécue.
Je pense, par exemple, au chemin tracé par Serge Klarsfeld dans ses ouvrages et, en particulier, "Georgy" où, comme dans ses autres ouvrages, il redonne un nom, un visage à un enfant que nous n'avons pas connu, qui nourrit notre imaginaire et notre savoir.
Le récit historique évoqué lors de cette commémoration, cette mémoire qui nous oblige, prend tout son sens s'il nous permet de décrypter le présent, la féroce actualité du présent, de "voir ce que l'on voit"(Charles Péguy) et surtout, de nommer ce que l'on voit - pour paraphraser la phrase d'Albert Camus.
"L'ensauvagement du monde", maintes fois évoqué depuis des années, s'est amplifié, mettant en péril toutes les démocraties: le populisme qui se propage en Occident, le racisme, le complotisme, l'antisémitisme, le négationnisme, les valeurs humanistes dénigrées au nom du multiculturalisme et du relativisme historique largement diffusées sur Internet et les réseaux sociaux, ont favorisé l'explosion de violence à laquelle nous assistons depuis plus d'un an. Violence extrême de l'islamisme radical incarné par Daesh et Boko Haram.
La haine des Juifs liée à la haine de la France, de ses institutions démocratiques, en particulier la laïcité- cet idéal universaliste- et la liberté d'expression ont mené au terrible attentat contre les journalistes de Charlie Hebdo, contre les policiers et l'Hyper Cacher de Vincennes.
En Europe, et principalement en France, l'antisémitisme - en paroles et en actes violents a considérablement progressé depuis un an (de plus de 40°/°). Il s'agit de ce nouvel antisémitisme, un code culturel, où la libération de la parole antisémite a engendré la violence physique.
Je ne citerai pas tous les crimes commis en son nom en France et en Belgique. Je n'oublie pas ses victimes, dont les petits enfants juifs à Toulouse.
Moins "spectaculaire", mais très préoccupant, des enseignants doivent faire face à ce nouvel antisémitisme, revendiqué par certains élèves.
Au sein même de l'Ecole, des élèves, abreuvés d'images et de discours virulents, contestent ou refusent l'enseignement de certaines disciplines, allant même jusqu'à héroïser les auteurs des massacres. L'enseignement de l'histoire de la Shoah est devenu difficile, voire impossible dans certains établissements de notre pays.
Le comportement antisémite, mais également raciste et sexiste, de ces élèves, avait déjà été analysé il y a plus de 10 ans, dans l'ouvrage collectif dirigé par l'historien Georges Bensoussan "Les territoires perdus de la République", ouvrage vilipendé ou occulté par les médias. Il est d'une brûlante actualité. Par ailleurs, des dérives communautaristes graves sont constatées au sein même de certaines universités.
Aussi, forts de la connaissance du passé, nous ne pouvons pas détourner les yeux de la réalité, bien au contraire nous devons avoir le courage de ne pas céder, de refuser tout manquement aux règles républicaines et laïques de notre pays, de nommer les assassins et les victimes des massacres, le courage de rester fidèles à ce qui nous fonde en tant que citoyens libres et responsables, c'est à dire ne pas renier le coeur de notre héritage: l'attachement aux valeurs universelles de la démocratie, l'humanisme, la laïcité, la liberté d'expression à condition qu'elle ne transgresse pas la LOI de la République, la tolérance et non l'angélisme, le souci de la justice, la fraternité, bref oeuvrer pour que ces principes ne soient pas des voeux pieux, vides de sens.