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Publié le 7 Juillet 2016

#ElieWiesel - "Nous n'avons pas tiré les leçons du XXe siècle"

Oui, il faut continuer à croire en un monde meilleur, malgré le fanatisme qui revient, la haine qui renaît...

On se dispute en ce moment avec Dieu. Je n'ai jamais perdu la foi, ce serait trop facile, mais ma foi est blessée

Entretien par Dominique Simonnet publié dans l'Express le 15 juin 2016
 
Infatigable passeur de mémoire, militant des droits de l'homme, Elie Wiesel prend plus que jamais à cœur son prix Nobel de la paix. Les 21 et 22 juin, à Pétra, en Jordanie, il réunit un groupe de sages décidés comme lui à agir pour la planète en danger. Son dernier livre, Un désir fou de danser (Seuil), roman bouleversant sur la folie humaine, est à son image: lucide, blessé, mais combattant. Il le confie ici: à 77 ans, il veut encore lire l'espoir dans les yeux des enfants. Malgré tout...
 
Les 21 et 22 juin, à Pétra, en Jordanie, à l'initiative du roi Abdallah II, vous organisez une conférence intitulée «Face à un monde en danger». Une trentaine de Prix Nobel, ainsi que des chefs d'Etat, vont s'interroger sur les déséquilibres de la planète, la menace iranienne, le génocide au Darfour, le conflit du Moyen-Orient... Peuvent-ils vraiment peser sur la politique mondiale?
 
Il faut essayer... Ensemble, les Prix Nobel peuvent être écoutés. Samuel Beckett m'a confié un jour que, sur le manuscrit de son livre Molloy, il avait écrit cet exergue, non publié: «En désespoir de cause...» On ne peut trouver meilleure expression. Nous agissons en désespoir de cause. Que pouvons-nous faire d'autre que de toujours tenter une nouvelle voie, ouvrir une nouvelle porte? 
 
Désespoir de cause? Cela pourrait-il qualifier le bilan que vous tirez, à 77 ans, de tant de combats?
 
Je me suis battu toute ma vie d'adulte et, souvent, j'éprouve un sentiment d'échec. J'ai remporté quelques victoires, aidé les Juifs à sortir d'Union soviétique, sensibilisé à la mémoire de la Tragédie. C'est si peu. Il faut faire plus. Nous devons faire plus. Le monde ne va pas bien. Je ne lutte pas contre le mal, qui est toujours plus fort, mais contre l'indifférence au mal. En l'an 2000, j'avais intitulé le «discours du millénaire» que m'avait demandé le président Clinton «Les périls de l'indifférence». Une dame a dit: «Professeur Wiesel, vous parlez de l'indifférence. Moi, je suis rwandaise!» J'ai demandé à Clinton: «Pourquoi n'avons-nous rien fait pour sauver ces 600 000 ou 800 000 personnes?» Nous étions en direct à la télévision. Il a rougi, et il a répondu: «Elie, on aurait pu. On ne l'a pas fait. C'est pourquoi je suis allé au Rwanda pour demander pardon. Je vous le promets, cela ne se reproduira plus.» Le lendemain, des gens m'ont appelé: «Savez-vous ce qui se passe au Soudan?» La presse n'en parlait pas. Ils m'ont dit que j'étais le dépositaire de la promesse présidentielle. C'est ainsi que je me suis engagé pour le Darfour. 
 
Presque cinq ans après le 11 septembre 2001, la planète est menacée par un nouveau fanatisme, peut-être une nouvelle indifférence.
 
Oui. Le XXe siècle a été marqué par le fanatisme politique (Moscou) et raciste (Berlin). Un moment, on a pensé que tout cela ne pourrait plus se produire, qu'il y avait un «avant» et un «après». Et puis sont arrivés la crise des Balkans, les attentats suicides, le 11 septembre... Je pense qu'il y a une continuité inconsciente du fanatisme: le 11 septembre 2001 est la conséquence des horreurs du XXe siècle. Aujourd'hui, certains obéissent à la même logique du mal, qui se trouve en dehors de la conscience humaine. Le 11 septembre, les cendres étaient là, le feu était là, l'absurdité était là... Comme autrefois. Des assassins tuaient des gens qu'ils ne connaissaient pas, comme si l'Histoire nous poursuivait. Le XXIe siècle est menacé par un autre fanatisme, religieux celui-là. C'est au nom de Dieu que l'on assassine. Imaginez ce nouveau culte de la mort doté d'un pouvoir nucléaire... 
 
Il suffit pour cela d'écouter les propos du président iranien Ahmadinejad. L'Iran pourrait avoir la bombe nucléaire dans trois ans. La première sera pour Israël, qui ripostera. Même si cela nous coûte 1 million de vies musulmanes, a dit Ahmadinejad, nous pouvons nous le permettre: il y a 1,3 milliard de musulmans dans le monde. Les fanatiques religieux pensent plaire à Dieu. Quand je discute avec des musulmans, je leur dis: «En cautionnant cela, vous rendez votre Dieu non seulement complice, mais meurtrier.» Il ne faut pas répondre au fanatisme par le fanatisme. Mais je ne dis pas non plus qu'il faut tendre l'autre joue. La vraie réponse, c'est l'éducation, processus lent. A-t-on le temps? Il faut à tout prix soutenir les musulmans modérés qui ont peur, les protéger, les aider. 
 
L'antisémitisme est de retour un peu partout. La conscience s'éloigne-t-elle?
 
Paradoxalement, j'étais optimiste en 1945, convaincu qu'il n'y aurait plus d'antisémitisme, ni de racisme, ni de guerre. Si quelqu'un m'avait dit que, de mon vivant, je devrais encore me battre contre cela, je ne l'aurais jamais cru. Savez-vous que chaque minute un enfant meurt dans le monde d'une mort non naturelle, de la famine, de la violence? Les leçons du XXe siècle n'ont pas été tirées. Nous avons essayé, mais elles n'ont pas été reçues. Comme ce messager de Kafka qui n'arrive pas à délivrer son message. Je suis triste pour les jeunes d'aujourd'hui. Si j'étais seul, je pourrais me dire: j'ai le droit de désespérer, j'ai toutes les raisons du monde pour ne plus avoir foi en l'homme ni en Dieu. Mais il y a l'autre. Dès qu'il y a l'autre, je n'ai plus le droit de renoncer. 
 
Le mal, dit le philosophe André Glucksmann, est profondément ancré dans l'homme, il est indifférent à l'Histoire.
 
Est-ce humain d'être inhumain? Lors du procès d'Eichmann, auquel j'assistais en 1961, je m'attendais que le responsable de la mort d'au moins 2 millions de personnes soit un monstre avec trois yeux et quatre oreilles. Mais il était normal, il mangeait bien, il parlait avec ses geôliers, il avait même le sens de l'humour. N'importe quel SS était plus puissant que mille poètes, parce qu'il avait un revolver et le pouvoir. Et beaucoup d'officiers des Einsatzkommandos, les unités spéciales qui assassinaient, étaient des gens cultivés, diplômés. Et moi qui croyais que la culture pouvait être une armure, une garantie de civilisation... 
 
Vous incarnez la tragédie de ceux qui ont connu la Shoah. Cette génération-là s'en va... Craignez-vous que la mémoire ne s'altère en perdant ses témoins directs?
 
Nous sommes une espèce en voie de disparition. Après la guerre, les survivants se rencontraient aux mariages, à la naissance de leurs enfants, aux bar-mitsva puis aux mariages de leurs enfants. Maintenant, ils se rencontrent aux funérailles de l'un des leurs. Je n'aimerais pas être le dernier. Porter le fardeau de tous ces souvenirs et savoir qu'après soi il n'y aura plus personne pour dire: «J'y étais, j'ai vu»... Mais je n'ai pas peur que l'on oublie. C'est la tragédie la mieux documentée de l'Histoire. Et le peuple juif se souviendra. Nous sommes aujourd'hui 14 millions (nous étions 18 millions en 1939). Logiquement, nous aurions dû disparaître. Le dalaï-lama m'a dit un jour: «Votre peuple a quitté sa patrie il y a deux mille ans, et il est toujours là. Le mien vient tout juste de connaître l'exil. Je sais que ce sera long. Comment avez-vous fait?» Je lui ai répondu: «Quand nous avons quitté Jérusalem, nous n'avons pas emporté nos bijoux ni nos chandeliers. Mais un tout petit livre. Et ce petit livre a fait d'autres livres, des millions de livres...» 
 
Quels sont vos rapports avec Dieu en ce moment?
 
On se dispute. Je n'ai jamais perdu la foi, ce serait trop facile, mais ma foi est blessée. J'ai écrit en 1979 une pièce de théâtre, Le Procès de Shamgorod, dans laquelle un personnage répète: «Et Dieu, là-dedans?» S'il me parlait en songe pour m'expliquer pourquoi tout cela, je n'accepterais pas. Je ne doute pas de son existence. Je doute de sa justice, de sa présence. En tout cas, je ne le comprends pas, et je n'en suis pas content... Lire l'intégralité.