Elisha, son fils unique, devant son cercueil à New York, le 3 juillet 2016 , avait dit :
« Je pensais que j’étais prêt pour cela. Je pensais m’y être préparé intérieurement. […] Mais je n’étais pas prêt. Les journaux étaient prêts, vous les avez vus hier. Mais je n’étais pas prêt. »
Nous qui sommes un peu ou beaucoup ses frères, parfois ses fils spirituels, ses disciples, ses amis de longue date, avons appris, voici un an à quelques jours près, la nouvelle de sa mort comme la foudre, bien que préparés. Nous avons mis des mois à nous dire qu’il nous avait quittés pour de bon.
Je voudrais juste dire quelques mots ici sur le rôle de la France et de la culture dans le travail et l’œuvre de notre grand ami. La France dans sa formation et par sa culture. Si la culture fut pour Elie une arme contre la barbarie, l’enseignement le fut plus encore, lui qui fut professeur quarante années durant aux Etats-Unis, puis professeur invité dans tant d’universités prestigieuses.
Après son prix Nobel de la paix en 1986, le président de la République française François Mitterrand, lui confia en 1992 la présidence de l’Académie Universelle des Cultures. C’est alors qu’Elie Wiesel eut une noble idée : susciter des colloques dans le monde entier sur l’anatomie de la haine. Pour lui, l’enseignement était la meilleure arme contre la barbarie et d’abord contre la haine. Avec Umberto Eco et d’autres membres de l’Académie universelle des cultures, il avait eu l’idée d’établir un livre virtuel puis sur papier, qu’ils feraient traduire en 20, 30 ou 100 langues, pour le distribuer gratuitement dans des milliers d’écoles de par le monde. Ce livre serait destiné à combattre l’intolérance, le fanatisme, la haine de l’autre, en apprenant à des millions d’enfants que l’autre leur est semblable et égal en toute chose et que vouloir détruire l’altérité de l’autre est une façon de se détruire soi-même. Un manuel pour la paix diffusé à des dizaines de millions d’exemplaires dans le monde pour transmettre à autant de millions de collégiens et de lycéens les bases d’une éthique contre la haine de l’autre, toute forme de racisme, d’antisémitisme, de xénophobie, aurait pu au regard d’Elie Wiesel détruire les racines de la haine autant qu’il serait possible à ces jeunes de toutes races, de toute croyance ou non croyance… Voici comment cet écrivain universel, témoin d’une des plus grandes barbaries de tous les temps, entendait par la culture et l’enseignement lutter contre la haine de l’autre. Mais tant de problèmes financiers, politiques, idéologiques d’un pays à l’autre, rendirent vite le rêve quasi impossible. Ce fut un vrai, un puissant rêve pour rapprocher les hommes et les femmes de ce monde.
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Rarement sans doute un écrivain aura autant parlé de lui qu’Élie Wiesel – à part Flaubert, Proust, Julien Green ou Marguerite Duras pour ne citer qu’eux - à travers ses fragments de Mémoires, de Journaux, ses récits plus ou moins autobiographiques, ses entretiens, ses films. Oui, quelque chose de proustien est palpable chez lui. Cet élément est-il déterminé par le sentiment d’Élie Wiesel selon lequel jamais on ne connaîtra ce qu'il a traversé d'abîmes. Si donc jamais on ne saura, trop est encore pas assez pour raconter le temps disparu et dans son cas la mort de son peuple. Dire que l'âme de son œuvre est la mémoire de sa tragédie personnelle serait une banalité, s’il ne s’était fait lui-même l'architecte et le gardien de la mémoire de la Shoah dans son universalité. Ce qu'il a bâti est un Mémorial en l'honneur des disparus, une Matséva. Mais comme tout témoin au double sens du mot, celui qui a vu et celui qui porte témoignage, Wiesel a pu éprouver une fascination particulière pour le Messager éponyme du récit de Kafka. Il en donna un jour cinq niveaux de lectures, chaque fois plus resserré.
« Le personnage le plus tragique de Kafka, c’est celui qui n’arrive pas à délivrer son message. En relisant le texte, je me suis dit : il y a quand même quelque chose de pire. Ce qui est pire, c’est que le messager ne sache plus à qui il doit remettre le message. J’ai relu le récit une troisième fois et me suis demandé : qu’est-ce qui est pire ? C’est que le messager oublie le message. Est-ce tout ? Non, ce n’est pas tout : c’est quand le messager ne se souvient plus qu’il porte un message. Est-ce la fin ? Non, la fin, c’est lorsque le messager oublie de qui il porte le message . »
Quelques années plus tard, Wiesel approfondit encore sa réflexion et conclut provisoirement que le pire c’est lorsque le message n’est pas reçu. Autrement dit, lorsque le messager a laissé les auditeurs indifférents. Mais cette sixième lecture n’est pas l’ultime. Nous pourrions ajouter pour notre part : l’échec le plus grave, c’est lorsque le message est détourné, dévoyé, trahi de son sens.
Premier écrivain à être lauréat du prix Nobel de la paix, Élie Wiesel incarna à partir des années 1970, et plus encore depuis ces trois dernières décennies, une sorte de sage, de juste, présent sur de nombreux fronts, et l’on s’étonnait qu’il puisse parfois prôner la guerre comme pour l’Irak suivant la politique américaine. Mais Élie Wiesel n’échappa pas aux ambiguïtés de celui qui entend jouer un rôle public, et qui d’une certaine manière y est tenu de par son statut, ses fonctions officielles, sa notoriété. L’homme et ses contradictions n’éclipsèrent pas l’œuvre et a contrario celle-ci n’éclipse pas l’homme. Comme tout écrivain dont le rôle public est important, Élie Wiesel, au travers de son oeuvre, soulève des questions non résolues, des amphibologies inhérentes au personnage qui fut le sien et à sa célébrité. Il écrit par exemple dans ...Et la mer n’est pas remplie ces lignes un peu détonantes, que l’on ne s’attend pas à trouver chez lui, à propos des facilités matérielles que procure le Nobel :
« Voyage en première classe ou sur Concorde. Hôtels luxueux. Honoraires à l’avenant. Fêté mais accaparé, vous n’êtes plus libre de vos mouvements. Couronné pour votre action ou pour votre œuvre, vous n’avez plus le temps de les poursuivre. »
Tout en déniant devant moi toute idée de revanche, son attachement à ces détails épicuriens, nous font comprendre que celui qui entre dans le jeu n’est plus tout à fait libre. Certains prix Nobel de la paix – mais pas seulement de la paix ! – ont d’ailleurs toujours refusé de jouer ce jeu. Wiesel, lui, aimait « jouer » son rôle.
Un an après sa mort, nous savons que rien ne comblera jamais la disparition de sa voix si frêle, si volontaire, dont l’aura incandescente la rendait unique entre toutes. Il nous reste son œuvre avec ce chant intérieur qui nous habitera longtemps, jusqu’au dernier jour. Pourtant la question n’est pas à propos de nous qui l’aurons entendu, connu, lu de son vivant, mais elle est toute entière pour les jeunes générations qui ne l’auront qu’à peine entendu, puis ceux qui viennent au monde depuis sa mort. Comme professeur, comme écrivain reçu dans de fort nombreuses universités, il a pu parler à des milliers de jeunes et je ne doute pas que son empreinte sera durable chez l’un ou l’autre d’entre eux.
En avril 2009, il fut reçu avec Simone Veil, au Centre universitaire de la Méditerranée (CUM), à Nice, pour parler à une centaine de jeunes lycéens, collégiens. Il conclut son intervention par ses mots qui résonnent toujours en moi avec autant de force :
« Vous les jeunes, je vous dirai quelque chose : Accrochez-vous aux questions, car les questions unissent les hommes. Il n’y a que les réponses qui les divisent. »
Cet humble fils de commerçants d’un shtetl des Carpates devenu écrivain, professeur d’université, docteur honoris causa d’au moins deux cents universités, prix Nobel de la paix, interlocuteur « des grands de ce monde », n’a jamais oublié d’où il venait ni bien sûr ce à quoi il a dû son destin incroyable. Sa vie est un exemple de volonté, d’intelligence, portées par son charisme et par la chance.
D’Élie Wiesel, il nous reste une part de la mémoire, ses livres et plus encore, je le redis, ce chant qui traversa toute sa vie, son œuvre. Qui traverse aujourd’hui tous ceux qui furent un jour ou l’autre les témoins de ce chant qui passe nos vies…