Ce témoignage exceptionnel a été rédigé dans des conditions invraisemblables. À l’instar du célèbre Emmanuel Ringelblum, cet historien juif polonais qui réussit, en plein chaos, à préserver dans des bidons de lait, les archives clandestines du ghetto de Varsovie et dans l’esprit du Livre noir sur l’extermination des Juifs en URSS et en Pologne (1941-1945), réalisé sous la direction des écrivains russes, Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman, l’avocat Matatias Carp a pris des risques insensés pour réunir la documentation nécessaire, enquêtant, avec l’aide son épouse, en temps réel alors que la population juive de Roumanie subit de terribles massacres à travers le pays.
Chaque page de ce livre choc amène son lot de victimes, par centaines, par milliers. Pogromes à répétitions, fusillades incontrôlées et inopinées, vols, viols, marches de la mort dantesques, trains de la mort sans pitié, incendies, dépeçage de corps, enfants jetés vivants des puits, vente de cadavres au plus offrant…
Cartea Neagra comporte trois parties, la troisième étant la plus longue. Dans la première, on découvre les cinq premiers mois du chaos anti-juif entre 1940 et 1941. Avec la dictature du maréchal Ion Antonescu, la rébellion de la Garde de Fer et le pogrom de Bucarest. La deuxième partie concerne le terrifiant pogrom de Iasi en Moldavie qui fit près de 14 000 victimes et les « trains de la mort », des wagons plombés surchargés qui transbahuteront pendant des jours et des jours, des milliers de malheureux, sans destination clairement établie et qui ont déversé dans des gares leur lot de cadavres accumulés pendant ces trajets infernaux et inhumains. Enfin, dans la troisième partie, la déportation en Transnistrie, cette région maudite qui deviendra le « dépotoir ethnique » de la Roumanie et le territoire où seront assassinés des Juifs venus essentiellement de Bessarabie, de Bucovine et d’Ukraine.
Les pièces de ce véritable réquisitoire sont numérotées et datées. On revit l’enfer roumain au jour le jour. Un enfer qui n’est pas, comme certains ont voulu le faire accroire, dû à des interventions allemandes, mais, très souvent, à des actions de militaires roumains , agissant sur ordre du maréchal Antonescu et de civils. La moitié du judaïsme roumain, il convient de le souligner, a péri au cours de ces années sombres.
Cette traduction française n’est pas tout à fait conforme à l’original. Alexandra Laignel-Lavastine a jugé inutile de reproduire certains document redondants. Par contre, les notes nombreuses et détaillées qu’elle nous propose sont particulièrement utiles pour une meilleure compréhension du texte. Trois cahiers-photos édifiants et un jeu de cartes géographiques complètent cet ouvrage vraiment exceptionnel qu’il faut, malgré la dureté du récit, lire et méditer. Afin que nul n’oublie.
Jean-Pierre Allali
(*) Éditions Denoël. Février 2009. 720 pages. 27 euros.
(1) On pourra lire, de cet auteur, notamment : Les Juifs de Roumanie (1866-1919). De l’exclusion à l’émancipation. Éditions de l’Université de Provence. 1979, Les Juifs en Roumanie (1919-1938). De l’émancipation à la marginalisation. Éditions Peeters. 2005, Les Juifs de Roumanie et la solidarité internationale. Documents diplomatiques inédits (1919-1939). Éditions des Presses de la Méditerranée. 2006, Alexandre Safran. Une vie de combat, un faisceau de lumière. Éditions de l’Université Paul Valéry. Montpellier III. 2007 (Voir notre recension du 11-04-2007) et La Shoah en Roumanie. Les Juifs sous le régime d’Antonescu (1940-1944). Éditions des Presses de la Méditerranée. 2001.