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Publié le 14 Août 2007

Le maître des eaux amères Par Liliane Atlan (*)

Liliane Atlan a connu son heure de gloire avec ses deux œuvres théâtrales majeures : Monsieur Fugue ou le mal de terre, traduit en de nombreuses langues dont le japonais et l’allemand et Un opéra pour Terezin. « Écrivain majeur » pour son biographe David Cohen, elle est, pour Gérard Israël « une grande dame de la littérature juive d’expression française ». Liliane Atlan vit désormais en Israël où elle a rejoint ses enfants qu’elle eut du célèbre biologiste et philosophe, Henri Atlan.



Dans un souci légitime de préserver une œuvre considérée comme partie intégrante du patrimoine national et juif, les éditions L’Harmattan sortent simultanément, cette année six ouvrages de cet auteur hors du commun, non conformiste, à l’écart des modes et toujours à la recherche d’un langage aussi surprenant que novateur dont cinq constituent, sous le titre Le maître des eaux amères, un ensemble qui se veut cohérent malgré un caractère hétéroclite évident.
Le premier tome, très riche, de cette véritable anthologie, propose une pièce de théâtre La vieille ville suivi d’un texte, Le maître des eaux amères où l’auteur explique sa démarche générale. Ce volume s’achève par une présentation de l’auteur et de son œuvre par Daniel Cohen.
Créée il y a plus d’un demi siècle la pièce La vieille ville a pour cadre Jérusalem lors de la Guerre d’Indépendance. Les héros sont assiégés dans une maison de la vieille cité. Un rabbin, Ouri, son épouse Myriam et leur fils David, des amis, les Goldenberg, un médecin, des jeunes gens, des enfants, des soldats, un aventurier Guiora. Tandis que les Anglais, hypocritement, sur le point de se retirer, laissent faire, les Arabes, menaçants, investissent peu à peu les quartiers juifs. Il y a des morts, des blessés. Le confinement des personnages délie les langues. Chacun dit ce qu’il a sur le cœur. « Jérusalem est, pour le rabbin quelque peu désabusé, cette ville que le monde entier s’est disputée pour rien, sur la foi d’une parole qu’il n’a pas entendue, une ville qui n’offre aucune possibilité matérielle de vie, et dont pourtant l’on vit ».La pièce s’achève sur le mot « Dieu ». Tout un symbole. Dans Le Maître des eaux amères. Le théâtre de Liliane Atlan par elle-même, la dramaturge explique son cheminement et ses motivations. Enfin, à travers Présentation du cycle Le maître des eaux amères et réflexions sur la perception de l’œuvre de Liliane Atlan, Daniel Cohen, qui avoue son empathie pour cette « femme obstinée dans sa quête et qui, de bout en bout, a tendu un fil d’une noblesse humble par l’expérience, solide par le refus des compromis, constante par l’exigence du véridique à protéger coûte que coûte, quand tant de vérités, au carrefour desquelles migrent tout et le contraire de tout, s’érigent ici en lévites, là en veau d’or ».
Cette première pièce, La vieille ville, donne déjà un éclairage sur la manière de Liliane Atlan de régir les indications scéniques d’une minutie exagérée qui pousse jusqu’au moindre détail.
Avec le deuxième volume, Les Portes, c’est un tout autre thème qui est abordé. Le système totalitaire soviétique est montré du doigt. Cette pièce, écrite au lendemain d’un Congrès de jeunes progressistes à Moscou, décrit l’univers proprement kafkaïen où la bonne parole est véhiculée par hauts-parleurs, où chacun n’est plus qu’un numéro au service d’un plan connu des seuls gouvernants et où la lutte contre le mal et la contamination, s’apparente à une compétition entre forcenés dans un asile d’aliénés. C’est féroce.
Le troisième volet, La bête aux cheveux blancs, nous conduit dans un village au Moyen Âge. Un vagabond, des commères, des cantinières, des soldats, des chasseurs. Et un être hirsute aux cheveux blancs qui suscite la haine et parfois l’amour.
Avec le Petit lexique rudimentaire et provisoire des maladies nouvelles, on entre dans un domaine littéraire tout à fait différent, à mi-chemin des acrobaties lexicales de l’Oulipo et des montages en mots-valises chers à Alain Finkielkraut. Toutes les maladies du genre humain, passées, présentes et à venir, un dictionnaire loufoque qui va de l’anépousurie à la morbidite en passant par l’israélite, « réaction allergique au seul nom d’Israël, accompagnée d’accès de rage, incoercible ».
C’est Léon Askénazi Manitou qui, à son insu, a été l’inspirateur du titre du cinquième et dernier volume du Maître des eaux amères, Les ânes porteurs de livres. Un jour, raconte l’auteur, que le maître s’était emporté contre des élèves riant de manière imbécile, il les avait traités d’ « ânes porteurs de livres ».
Il y a longtemps que la planète Terre telle que nous la connaissons a disparu. Des êtres aux noms aussi étranges que « Reine des prés de la Goutte d’Or » ou « Basilic de Sarcelles » réunis autour d’un bibliothécaire, Bernard Bouquet, seul écrivain de son temps et de sa galaxie, et de sa secrétaire Socratine, tentent de déchiffrer les textes rescapés d’anciennes civilisations à travers l’examen de disquettes et de rouleaux de parchemins. Avec en toile de fond, le leitmotiv des discordes entre les peuples dans la bouche de Romarin, l’un des protagonistes : « Mon rouleau de parchemin est le seul qui dise la vérité. Lui seul est vrai car mon Dieu à moi, le seul qui soit, me l’a dicté ».
Enfin, un « roman », Même les oiseaux ne peuvent pas toujours planer (1), nous est proposé simultanément par l’éditeur.
« Ultime conséquence d’un mode d’écriture qui fait du grotesque un art à part entière », selon les mots de Daniel Cohen, ce texte étonnant est né d’une expérience d’écriture collective réalisée au C entre Marmottan, où soignants et soignés toxicomanes se sont livrés à une improvisation théâtrale tournée en vidéo. Le titre renvoie à Rabbi Nahman de Braslav. Dans « Le conte des oiseaux et des parchemins », celui qui interdisait d’être vieux, avait eu l’idée d’une armée d’oiseaux volant dans le désert, à la recherche des gens qui les ont mutilés, qu’ils rêvent de tuer ». Dans le « roman » d’Atlan, les personnages vivent essentiellement par téléphone interposé. On se demande ce que cela aurait donné si la webcam avait existé en 1977, date du tournage.
Dès le premier chapitre, la référence biblique est flagrante avec une référence renouvelée à plusieurs reprises au fameux récit du traité Haguiga 14b du Talmud qui raconte l’histoire des quatre Sages qui pénétrèrent dans le jardin secret, le Pardès pour y contempler la gloire de Dieu : Ben Azzaï, Ben Zoma, A’her et Rabbi Akiva. Ben Azzaï en mourut, Ben Zoma devint fou, A’her perdit la foi. Seul Rabbi Akiva en sortit indemne. Ce récit talmudique classique devient, notamment : « Quatre personnes, après avoir longtemps frappé aux portes, entrèrent dans le Jardin de la Connaissance. Quel Jardin et quelle Connaissance ? Elles se sont aimées, et l’une est morte, l’autre est devenue folle… ». L’isomorphisme des deux versions est évidente.
Un ensemble très intéressant donc, difficile à lire, certes, parce qu’il ne correspond pas aux normes classiques, mais qui mérite d’être découvert.
Jean-Pierre Allali
(*) Cinq volumes : 1. La vieille ville. 284 pages. 24€. 2. Les portes. 154 pages. 14€. 3. La bête aux cheveux blancs. 92 pages. 11€. 4. Petit lexique rudimentaire et provisoire des maladies nouvelles. 126 pages. 12,20€. 5. Les ânes porteurs de livres. 118 pages. 12 €. Éditions L’Harmattan. Février 2007.
(1) Éditions L’Harmattan. Février 2007. 234 pages. 20,50€