Remontant loin dans le temps, Grjebine et Taubmann tentent de comprendre pourquoi « la montée d’un antisémitisme tiers-mondiste, exacerbé par le conflit du Moyen-Orient, tend à dédouaner l’antisémitisme, qui était devenu inexprimable après la Shoah ». Leur explication est séduisante et pour le moins originale : Marcion, l’hérétique, est de retour. On s’en souvient, Marcion, théologien du IIème siècle, faisait une différence radicale entre le Dieu des Juifs, celui de la Thora et le Dieu révélé en Jésus-Christ. « Le marcionisme à l’œuvre aujourd’hui, affirment nos auteurs, s’exprime le plus souvent en termes moraux. Il érige une théologie, comme l’altermondialisme ou des valeurs absolues telles que la compassion pour les victimes, la défense des exclus ou la paix, en les opposant de manière indiscutable au champ de la réalité politique, jugé perverti par la mondialisation marchande et l’ultralibéralisme, qui ne peuvent donc qu’être condamnés. Ce marcionisme s’exprime aussi en termes religieux, quand il fait du Dieu des évangéliques américains un symbole du fanatisme et de l’ordre moral. Or, derrière le Dieu des évangéliques américains, taxé de fondamentaliste, c’est le Dieu de l’Ancien Testament qui est visé, le Dieu des Juifs ». Belle démonstration. Si l’on ajoute à cela le fait incontestable qu’après la Deuxième Guerre mondiale les traditions nationales s’étiolent, que les églises se vident et que chanter La Marseillaise est souvent considéré comme ringard, on comprend que la volonté des Juifs, malgré toutes les avanies subies, des pogromes à la Shoah, de demeurer fidèles à l’espoir ancestral de rebâtir leur nation, soit vue d’un très mauvais œil. Sans oublier la compréhension en général fautive des concepts de « Peuple élu » et de « Terre promise ».
De plus, en France, désormais, la présence d’une forte minorité arabo-musulmane, qui s’identifie majoritairement au peuple palestinien, pèse d’un certain poids.
Cela dit, si la pression des Églises orientales dont la vie, en terre d’islam est pour le moins précaire, est forte, « on ne peut qu’éprouver un profond malaise en voyant croître dans certains milieux chrétiens une hostilité à l’État d’Israël » qui va parfois « jusqu’à la remise en cause du bien-fondé de sa création en 1948 ». Un certain nombre de chrétiens, notamment de gauche, ont hélas tendance à faire chorus à la vulgate médiatique du peuple victime devenu bourreau. Et les Protestants ne sont pas en reste : certains, « réfractaires à un État juif, sont naturellement portés à souhaiter un État bi-national. »
Quant à l’islam, qui accuse les deux autres monothéismes de falsification, on ne peut comprendre sa position ambiguë à l’égard des Juifs qu’en remontant aux relations conflictuelles de Mahomet avec les tribus juives de Médine. Nos auteurs rappellent à juste titre le verset 29 de la sourate IX : « Combattez : ceux qui ne croient pas en Dieu et au jour dernier ; ceux qui ne déclarent pas illicite ce que Dieu et son Prophète ont déclaré illicite ; ceux qui, parmi les gens du Livre, ne pratiquent pas la vraie Religion. Combattez-les jusqu’à ce qu’ils paient directement le tribut après s’être humiliés ». Ces paroles terribles, qui portent en germe le statut de la dhimma qui régira pendant des millénaires la vie des Juifs et des Chrétiens en terre d’islam, sont, nous précisent les auteurs, particulièrement importantes car les traditionalistes musulmans considèrent la neuvième sourate comme la dernière descendue de Dieu vers Mahomet et, de ce fait, elle ne pourra jamais être abrogée.
En fait, de nos jours, deux interprétations du Coran sont en opposition : le courant radical développé par Sayyid Qutb et le courant « moderniste » du Manâr de Rashîd Ridâ, que d’aucuns considèrent cependant comme opportuniste.
Avec la création de l’Amitié judéo-chrétienne en 1947, Vatican II, Nostra Aetate, la reconnaissance d’Israël par le Vatican, les Catholiques ont accompli leur part de chemin. Les Protestants, de leur côté, ont réalisé un énorme travail en élaborant, entre 1996 et 2000, le document « Église et Israël ». Peut-on espérer une attitude du même type en islam ? On en est encore loin. Demeure le fait incontestable qu’ « aujourd’hui, la plupart des Israéliens n’ont d’autre ambition que de vivre tranquillement, comme tout le monde et comme n’importe qui. Mais ils sont prisonniers de l’histoire, de leur exemplarité symbolique. Ils sont confrontés à un dilemme qui interdit la normalité »
Dilemme des Juifs, dilemme des Israéliens, dilemme des Palestiniens. Hargne renouvelée et réactualisée des antisémites de tous bords. La quadrature du cercle est loin d’être résolue. Très intéressant.
Jean-Pierre Allali
(*) 2006. 32 pages. Préface de Marc Knobel. Publié en partenariat avec le Vidal Sassoon International Center for the Study of Antisemitism de l’Université Hébraïque de Jérusalem et avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah.
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