« Les vraies écritures ne sont pas le fruit d'un projet; en tout cas pour moi. Ça s'est imposé par des voies subtiles, sensuelles... » dit Daniel Sibony. « Un jour j'étais à Marrakech pour finir un de mes livres, justement, parce que j'aime travailler dans la chaleur très forte, et j'ai vu que la ville commençait à m'échapper; j'ai pris quelques notes pour tenter de l'apprivoiser, de garder certains souvenirs... Et j'ai vu que l'écriture débordait. Je me suis trouvé devant un problème de forme: quelle forme donner à ce jaillissement? Et j'ai beaucoup erré jusqu'au moment où ça a pris tout seul la forme romanesque, et cela m'a donné soudain une vraie liberté qui m'a permis, par exemple, de faire dire par des Juifs tunisiens des choses du Maroc… L'écriture de la fiction est d'autant plus libre qu'elle épouse au plus près des réalités vécues. Et j'ai plané sur ce tapis d'écriture qui se déroulait tout seul, et qui bien sûr dépasse la question des souvenirs. Ce livre est, non pas duplice mais malin: il travaille toujours à plusieurs niveaux. Certains y verront une évocation nostalgique, d'autres une histoire d'amour, d'autres le contact des cultures, le frottement des civilisations... »
Haïm Bouzaglou, le narrateur, semble être un alter ego de l’auteur. Comme lui, il est né à Marrakech, comme lui, il a milité à l’extrême gauche et critiqué les « bourgeois ». Dans sa quête éperdue du Marrakech de son enfance, des lieux chéris d’un temps hélas révolu, Bouzaglou-Sibony en vient à une réflexion profonde sur ce que fut la vie des Juifs en terre d’islam.
Le héros, par exemple, se souvient qu’enfant, il était souvent attaqué et injurié par de jeunes Arabes. Pourtant, les Juifs habitaient l’Afrique du Nord bien avant l’invasion arabe et finalement, après avoir été, pendant des siècles, des citoyens de seconde zone, des dhimmis, ils ont, d’une manière ou d’une autre, été amenés à quitter leur terroir ancestral. La création, en 1948, de l’État d’Israël, l’accession du Maroc à l’indépendance, le sentiment de ne plus être sous l’aile protectrice du colonisateur français dont la langue avait permis aux Juifs de voir le monde autrement, tout cela concourt à pousser les Juifs à partir vers d’autres cieux, à choisir l’exil. L’exil, on le découvre au fil des pages, est un thème essentiel du livre de Sibony. « Pour nous en revanche, le départ est sans retour. C’est un exil qui prend la suite d’un autre exil où nous étions chez nous. À Marrakech, nous étions très « enracinés », et nos racines étaient faites d’exil. On était un peu partis rien qu’en étant là ».
Cette relation entre Juifs et Arabes, entre Juifs et Musulmans est tellement nodale qu’au grand étonnement du lecteur, le lexique proposé en fin d’ouvrage, bien que le livre soit par ailleurs truffé de mots et d’expressions arabes ou judéo-arabes, ne comporte que deux mots : Lihoud : les Juifs, Lmslmine : les Musulmans. Comme si toute la destinée des Juifs de Marrakech et d’ailleurs en terre d’islam était contenu dans ces deux vocables.
La trame romanesque du récit repose sur la rencontre entre le narrateur et une Juive ashkénaze, Éva, dont il tombe amoureux. Dès lors, la tragédie de la Shoah s’insère dans ce roman marocain, permettant à l’auteur d’élargir sa réflexion sur la destinée du peuple juif.
Superbe.
Jean-Pierre Allali
(*) Éditions Odile Jacob. Mai 2009. 304 pages. 23 euros.
(1) Éditions du Seuil. 1974
(2) Éditions du Seuil. 1978
(3) Éditions du Seuil. 1999. Éditions Points-Essais. 2001
(4) Éditions du Seuil. 2007