Dans son nouvel ouvrage, Marc-Alain Ouaknin, rabbin et philosophe, a choisi ce mot grec qui renvoie aussi bien à « pont » qu’à « lien », « joug » ou « attelage », comme fil conducteur. Cela nous vaut un bel ensemble qui tient tout à la fois du florilège et des miscellanées.
Ce faisant, l’auteur ne trahit nullement sa vocation de pédagogue vulgarisateur du Talmud et des textes ésotériques juifs, vocation qui a fait son succès auprès du public juif et non-juif, car, nous dit-il, « il y a un rapport essentiel entre le Talmud et zeugma au niveau de la manière de penser et d’interpréter les textes ». Dès lors, M.A.O. nous guide avec art et subtilité dans un voyage littéraire, véritable zigzag qui peut sembler décousu mais que le zeugma réunit avec bonheur. De métaphores en ellipses et d’anacoluthes en oxymores qui ne déplairaient pas à l’ange Zag’zael, l’auteur nous donne à penser et à découvrir. Ce qui n’empêche pas nos zygomatiques, à l’occasion, de se mettre en action. Regroupées en vingt-huit cahiers, jongleries sémantiques et lexicographiques avec un zeste d’anagrammes et de numérologie, les réflexions de Ouaknin, sur fond de Bible, de Talmud ou de Kabbale, sont de véritables perles.
Ainsi, par exemple, cette remarque judicieuse basée sur l’amphibologie du mot hébraïque ola qui signifie à la fois « montée » et « élévation sacrificielle » qui laisse entendre qu’Abraham, par mégarde, a retenu le second sens, s’apprêtant à sacrifier son fils pour obéir à une injonction divine mal interprétée. « La faute d’Abraham est d’avoir tranché au cœur du double sens pour n’en garder qu’un ». Ainsi aussi lorsqu’il nous parle de lecture plurielle, MAO, se référant à Edgar Morin, considère que « nous devons considérer l’un dans le multiple et le multiple dans l’un, sans que l’un absorbe le multiple et que le multiple absorbe l’un » dans une « association complexe de l’ordre, du désordre et de l’organisation ». Car qu’est-ce, finalement, que la littérature, sinon « un ensemble infini de combinaisons, de lettres, de mots, de phrases, de langues, de situations, de personnages, de paysages, de dialogues, de sentiments, de beautés, de malheurs, de bonheurs, de variations imaginatives de l’ego, tout un laboratoire où l’homme peut apprendre à se questionner, s’étonner, se connaître et connaître les autres, se faire et se défaire, à découvrir et à partager, et à s’inventer infiniment dans de nouvelles formes d’existence, à redonner au monde la chance de l’Ouvert ».
Amoureux du mot dans toute sa plénitude, dans son acception infinie pour qui sait ouvrir les yeux du cœur, l’auteur se réfère à l’expression yiddish « Droshé geshenk », discours que l’on fait aux mariés, le jour de leurs noces, et qui est tout à la fois un « mot-cadeau » et « cadeau de mot », un zeugma, en somme. Mais, jouer avec les mots, est-ce sérieux ? Ne faut-il pas attacher à chaque vocable une signification définitive afin de ne pas perdre le fil du discours des hommes ? Non, dit Ouaknin, en nous renvoyant aux maîtres du Talmud. « Le Talmud, ce sont des maîtres qui jouent avec les mots, non pas pour souligner leur capacité ludique mais pour dire que si l’homme est un animal parlant, cette parole existe d’être combinatoire et toujours en mouvement. Des maîtres qui jouent avec la pensée, sérieusement, en rappelant que toute étude se doit de commencer par une blague, « mila debdihouta », apéritif qui sait détendre et ouvrir l’esprit au plus riche de son génie ». Zeugma n’est pas loin de Zygoma, racine grec de Zygomatique et, partant, du rire.
Et comment, en effet, ne pas rire ou du moins sourire avec émotion quand on découvre qu’en 2007, une mission archéologique a découvert, dans la moyenne vallée de l’Euphrate, en Turquie, un site appelé Zeugma, menacé par la construction d’un barrage, un site richissime où trônait une mosaïque, la « Joconde de Zeugma » qui illustre précisément la couverture de l’ouvrage. Il n’y a pas de pure coïncidence, semble dire Marc-Alain Ouaknin car « Zeugma, c’est la confrontation de la technique et de l’éthique ».
Après une première partie intitulée « Le Pont », l’auteur, dans une seconde partie au titre étonnant de « Pour une éthique de l’ours polaire », nous convie à une réflexion remarquable sur les problèmes écologiques de la planète. En référence au philosophe Hans Jonas et à son « principe de responsabilité », MAO nous invite à réfléchir sur une éthique du futur. Le principe fondateur « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » doit se prolonger en « Tu aimeras ton lointain comme toi-même ». Car, comme l’exprime si bien la formule talmudique : « Ezéou Hakham ? Haroé èt hanolad ! » : « Qui est le sage ? Celui qui voit le futur ! »
In fine, ce qui peut apparaître, de prime abord, comme une construction intellectuelle, une jonglerie perpétuelle avec les mots, nous mène, en réalité, au fil des pages, à une réflexion profonde et salutaire sur le passé, le présent et surtout l’avenir de l’humanité.
« Le texte brûle de ses sens, nous dit l’auteur, mais n’est pas réduit en cendres, ne se consume pas, car le sens est infini ».
Passionnant !
Jean-Pierre Allali
(*) Editions du Seuil. Août 2008. 528 pages. 23 euros