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À chaque fois, pourtant, il reste fidèle à un principe d'autofiction devenu sa marque de fabrique : il apparaît lui-même à l'écran. Qu'il revête le masque du clown triste ou de l'enquêteur, le personnage qu'il incarne est un aiguillon qui porte sur ses épaules le poids du blocage politique de la région, autant que la responsabilité du camp dont il est issu.
On l'a beaucoup vu pendu au téléphone avec des amis palestiniens que le conflit empêchait de rejoindre (Comment j'ai appris à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon, en 2002, Pour un seul de mes deux yeux, en 2004...). Dans ce nouveau film, il partage le cadre avec Ali, un Palestinien d'Israël qui lui a naguère enseigné l'arabe et habite à deux pas de chez lui.
À partir de l'espace familier de son appartement et d'une poignée de main qui scelle un pacte de confiance entre les deux personnages, le film se déploie comme un patchwork narratif entre deux grands pôles dialectiques. Il y a d'un côté le fantasme d'un Moyen-Orient sans frontières, continent utopique englouti que les deux amis imaginent à partir des archives de la famille juive d'Avi Mograbi.
Alors que le père du cinéaste s'engagea dans un mouvement sioniste violemment droitier, ses grands-parents ont vécu au début du XXe siècle en Syrie et au Liban comme des Arabes, parmi les Arabes. Une fois établis en Palestine, ils retournaient à Beyrouth tous les ans, pour les vacances, jusqu'à ce que la création de l'État d'Israël, en 1948 (à laquelle les deux protagonistes, qui s'imposent de parler arabe, ne se réfèrent que par le terme Nakba, soit "catastrophe"), rende ces allers et retours impossibles.
Le présent cruellement figé du Moyen-Orient actuel
Le second pôle est le présent cruellement figé du Moyen-Orient actuel, où Juifs et Arabes sont plus séparés que jamais par les lois, par les frontières, par les mentalités. Ce présent, c'est celui que subit le cinéaste, empêché de vivre une histoire d'amour avec une Libanaise installée à Beyrouth. C'est celui d'Ali, dépossédé de la maison où il a grandi depuis que sa famille en a été expulsée en 1948, et de sa fille Yasmine, qui s'invite dans l'histoire pour accompagner son père en pèlerinage dans son village natal.
Arabe par son père et juive par sa mère, victime du racisme à l'école juive qu'elle fréquente à Tel-Aviv, Yasmine découvre, dans l'aire de jeu de ce village un panneau interdisant le terrain de jeu aux "étrangers" . La scène, d'une violence symbolique terrible, révèle l'intensité du conflit qui écartèle cette petite fille, à la fois incluse et exclue de son pays.
Tout au long de ce film, les mots employés par Jean-Luc Godard dans Notre musique, reviennent à la mémoire : "En 1948, les Israélites marchent dans l'eau vers la Terre promise. Les Palestiniens marchent dans l'eau vers la noyade. Champ et contrechamp. (...) Le peuple juif rejoint la fiction. Le peuple palestinien, le documentaire". Yasmine est à la fois dans le "champ" et le "contrechamp". Aussi cruel soit son paradoxe, la manière qu'elle a de le revendiquer comme un élément constitutif de son identité, de refuser d'abandonner l'une ou l'autre des parties d'elle-même, est porteuse d'un immense espoir.
C'est à l'invitation du cinéaste plasticien libanais Akram Zaatari, qui lui avait proposé de participer à une performance mettant en scène, aux Laboratoires d'Aubervilliers, un dialogue entre deux cinéastes nés dans deux États ennemis, qu'Avi Mograbi s'est plongé dans ses archives photographiques familiales. Ce film prolonge en quelque sorte la performance. Tout aussi pessimiste dans son constat, il est porteur du même optimisme farouche, niché dans la puissance performative du rêve d'un Moyen-Orient réconcilié, dans la joie communicative des manifestants de la place Tahrir au Caire dont Avi et Ali suivent la révolution en direct à la télévision, dans la belle droiture de la petite Yasmine.
Cette manière de tresser ensemble le rêve et la réalité, l'utopie et le concret, la croyance tenace dont elle témoigne dans la capacité de l'homme à s'arracher aux assignations n'est rien de moins que révolutionnaire.
Film français-suisse-israélien d'Avi Mograbi avec Avi Mograbi, Ali Al-Azhari,Yasmine Al-Azhari-Kadmon (1 h 37).
Sur le Web : www.epicentrefilms.com/Dans-un-jardin-je-suis-entre-Avi