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Publié le 6 Juin 2023

Études du Crif n°65 : Complotisme : Comment lutter ? Comment éduquer ? - Grand entretien avec Gérald Bronner, Expliquer et déconstruire la logique complotiste

Découvrez le nouveau numéro de la collection Les Études du Crif consacré au complotisme. Retrouvez dans ce soixante-cinquième numéro les entretiens de Gérald Bronner, Serge Barbet et Laurent Cordonier, mais également des articles de Julien Cueille ou encore Rudy Reichstadt sur des questions aussi diverses que la construction et la destruction de la logique complotisme, l'éducation aux médias, l'antisémitisme au coeur du complotisme, etc. Dans cet article, nous vous proposons un grand entretien avec Gérarld Bronner, professeur de sociologie à l'Université de Paris, membre de l'Académie des technologies et de l'Académie nationale de médecine.

Gérald Bronner est sociologue, spécialiste notamment des croyances collectives. Il a présidé une commission sur les perturbations de la vie démocratique par les flux numériques, dès lors qu’ils amplifient la production et la diffusion de propos haineux, de fausses nouvelles, de théories du complot. Comment renforcer la vigilance des citoyens tout en préservant la liberté d’expression, d’information et d’opinion ? Son rapport – « Les Lumières à l'ère du numérique  » – a été remis au gouvernement en janvier 2022. Gérald Bronner revient sur la part de son travail sociologique qui vise à expliquer et déconstruire la logique complotiste. 

 

 

Le Crif : Ce mot de « complotisme » est récent. Il a fait son entrée au dictionnaire Larousse en 2017 avec la définition suivante : « Complotiste : se dit de quelqu'un qui récuse la version communément admise d'un événement et qui cherche à démontrer que celui-ci résulte d'un complot fomenté par une minorité active. » Est-ce que cette définition vous convient ?

Gérald Bronner : Oui, même si le terme de minorité est un peu ambigu. Il est vrai que c'est toujours une minorité active qui est accusée de comploter, mais ce peut être aussi des gouvernements, ou une corporation mondiale par exemple, des entités à propos desquelles le terme de minorité ne colle pas tout à fait. Ce qu'il faudrait par ailleurs ajouter à cette définition c'est que les intentions des complots sont systématiquement cachées et malveillantes. Ils utiliseraient des procédés, des « illusions sociales » en quelque sorte, pour nous tromper quant à la véritable nature de leurs intentions.

 

Le Crif : Il y a deux temps dans cette définition. Le premier consiste à « récuser la version communément admise d’un événement ». Ce qui n’est pas forcément critiquable en soi. Le second vise à « vouloir démontrer que cet événement résulte en définitive d'un complot » fomenté par une minorité, ou par une élite, ou par un groupe. Ce qui pose problème, ce n'est pas tant la volonté de remettre en cause les idées reçues ou la version admise des événements que d’élaborer ensuite une théorie qui imagine un complot...

Gérald Bronner : Oui, c'est cela. Le droit de douter est un droit absolument nécessaire. C'est même la pierre d'angle de la démocratie. La contestation, dans les démocraties libérales, existe constitutionnellement grâce à l'existence de contre-pouvoirs. C’est l'équilibre entre les pouvoirs qui nous protège, en tout cas jusqu'à aujourd'hui. Les démocraties sont des systèmes politiques dont l’horizon est de ménager au mieux les libertés individuelles et les satisfactions matérielles des citoyens. Donc la contestation, y compris d'une version officielle des faits, est tout à fait légitime à condition de ne pas douter n'importe comment. C’est-à-dire de chercher à dévoiler systématiquement une intention secrète d'un groupe cohérent qui mènerait des actions coordonnées.  

 

« Les modes de démonstration des complotistes les éloignent de ce qu'on appelle le doute méthodique.
On a le droit de douter de tout, mais pas n'importe comment. Le droit au doute doit s'accompagner de devoirs. »

 

Le Crif : Dans vos travaux, vous avez mis l'accent sur la manière dont les complotistes argumentent pour tenter de prouver leurs thèses. Quels sont les signes qui permettent de reconnaître une argumentation de type complotiste ?

Gérald Bronner : La méthode argumentative est le point essentiel. Sur le fond, le citoyen lambda n’est pas plus informé qu’un autre. Il n’est pas dans le secret des dieux ! Il ne sait pas ce qu'il y a derrière l'histoire, si tel assassinat est bien le résultat des raisons officielles qu'on donne ou au contraire d'un complot secret, il ne sait pas non plus s’il faut y voir l’action de telle ou telle agence de renseignement, etc. Dans l'histoire, de tels complots se sont effectivement produits. Il ne s’agit donc pas d’évaluer la véracité d’un contenu critique, même si le narratif est obsessionnel et donc douteux en raison le plus souvent des incohérences internes. L’aspect le plus problématique concerne la façon dont les complotistes prétendent administrer la preuve de leurs affirmations ; mais leurs modes de démonstration les éloignent tout simplement de ce qu'on appelle le doute méthodique. J'ai souvent dit que le droit au doute doit s'accompagner de devoirs. Et les devoirs du doute, c'est tout simplement les devoirs méthodiques. On doute, oui, on a le droit de douter de tout, mais pas n'importe comment. Pas, par exemple, en faisant passer systématiquement des corrélations pour des causalités. Car, c’est souvent par ce biais que l’on trompe les esprits. 

 

Le Crif : En quel sens ?

Gérald Bronner : Pendant la pandémie, une personne habitant la Belgique a produit une vidéo, qui a été vue plus d'un million de fois, dans laquelle elle faisait le constat qu'il y avait une corrélation spatio-temporelle entre l'implantation des antennes 5G et l'apparition de la Covid-19, corrélation par ailleurs tout à fait avérée, mais dont on ne peut tirer aucun lien de causalité. En effet, il se trouve qu’on a toutes les chances de trouver des implantations d'antennes 5G dans les grands espaces urbains, dans les grandes villes prioritairement. On a également des chances de voir un virus circuler beaucoup plus rapidement dans des endroits où il y a une grande compacité humaine, comme les grands centres urbains. Il existe donc bien un rapport entre les deux constats, mais il ne s’agit évidemment pas d’un lien de cause à effet.  Ce monsieur se servait d’une intuition de notre cerveau – qui, lorsqu'il remarque des corrélations, imagine souvent des causalités – pour nous faire croire que les antennes 5G avaient une part de responsabilité dans la diffusion de ce virus. Ce qui est narrativement délirant d'après tous les biologistes qui ont été interrogés sur cette question. Et cependant, c’est bien cette corrélation qui a amené certains esprits à trouver la thèse vraisemblable. Voilà le genre d'administration de la preuve que nous devons tout simplement révoquer.

 

Le Crif : Pour poursuivre sur la question de l’argumentation complotiste, vous avez également mis en évidence l’effet que produit sur les esprits « disposés » l’accumulation d’anomalies supposées dans le déroulement des événements, que les complotistes traquent et rassemblent afin d’instiller un doute.

Gérald Bronner : Oui, encore une fois, je ne juge pas. Quand je parle de crédulité, je ne parle jamais de bêtise. Je ne confonds pas la crédulité et la bêtise. Moi-même je suis crédule à propos de certains sujets et j'espère ne pas être complètement stupide pour autant. Simplement, la crédulité se fait ignorer en tant que croyance, elle se fait passer pour de la connaissance ou pour des intuitions justes. C'est ça la ruse de la croyance. Les théories du complot telles qu'elles se présentent dans l'espace contemporain, bénéficient des technologies numériques qui mettent à notre disposition toutes sortes de données sur un événement, en particulier des photos et des vidéos. Pensons à ce qui s'est passé pendant les attentats de Charlie Hebdo. On n'a pas eu d’images de l'attentat en lui-même, mais des vidéos des instants qui ont suivi l'attentat : la fuite des frères Kouachi, le fait qu'ils abattirent un policier, etc. Ceux qui ont l'imagination orientée vers le conspirationnisme vont alors chercher des anomalies, des détails qu'on n'explique pas a priori. Par exemple, le fait que François Hollande soit arrivé très tôt sur les lieux. On s’est alors mis à calculer le temps qu’il lui a fallu pour venir de l’Élysée. Avant de sous-entendre qu’il devait avoir été informé en amont. À partir de là, on a soupçonné les services secrets français, d’être, eux aussi, informés et donc, pour le moins, complices. La théorie du complot pouvait alors prendre corps. 

 

Le Crif : Et d’autres arguments se sont accumulés à partir d’anomalies supposées...

Gérald Bronner : Oui. Dès le premier jour de l’attentat, il y avait déjà 27 arguments en faveur de la théorie du complot. Quatre jours plus tard, il y en avait plus de 100. Cette accumulation a produit un double effet. D'une part, les esprits disposés à croire ou éventuellement disponibles à entendre vont se dire qu’ « il n'y a pas de fumée sans feu ». Cette théorie a donné une impression de vraisemblance, de solidité argumentative. La façon d'administrer la preuve se fonde sur la déduction, parfois sur l'induction, quelquefois même sur l'abduction, mais là, il s’agit d’une quatrième façon d'administrer la preuve, tout à fait originale, en accumulant un certain nombre d'arguments. Ainsi, on fait ployer l'adversaire intellectuel sous la masse des questionnements auxquels il ne lui sera pas possible de répondre, faute de temps pour enquêter et pour démentir. Il faut en effet beaucoup plus de temps pour défaire une ânerie que pour en produire une. C’est ainsi que, dans les jours qui suivent un événement grave, l’on assiste à un embouteillage de crédulité. J’ai pu mesurer que les journalistes n'ont finalement débusqué ou démystifié qu'un tiers des arguments, alors qu'ils se sont tous attelés à la tâche. Le deuxième effet de ces millefeuilles argumentatifs est donc de créer une intimidation intellectuelle. Sur les réseaux sociaux, si vous voulez contredire les conspirationnistes, il vous faudra consacrer autant de temps à démonter leurs lubies que celui qu’ils ont mis à les élaborer, ce que la plupart d'entre nous n’avons pas envie de faire, parce que nous n’avons simplement pas que ça à faire.

 

Le Crif : Pour une personne indécise, la thèse conspirationniste sera la plus convaincante, parce qu’elle semblera étayée par de nombreux arguments...

Gérald Bronner : En effet, et pourtant, la plupart des gens qui participent à ce jeu conspirationniste en recherchant des anomalies n'ont pas forcément de théorie. Ils disent juste : « Tiens, les rétroviseurs des frères Kouachi n'avaient pas la même couleur sur les deux photos. C'est bizarre ! ». Ce n’est que dans un second temps que l’on cherchera à inclure ces anomalies dans une théorie : « S'ils n'ont pas la même couleur sur les photos, c'est qu’il ne s’agit pas de la même voiture. Et, si ce n’est pas la même voiture, c'est qu'ils ont pu changer de voiture. Et comment ont-ils pu le faire alors qu’ils étaient cernés par la police ? Cela prouve qu’ils ont bénéficié d’une aide extérieure… ». Or l’explication du phénomène est simple : les rétroviseurs étaient simplement chromés et donnaient l'impression de changer de couleur en fonction de la luminosité du ciel. Quand ils étaient dans une rue sombre, on aurait dit qu'ils étaient noirs, puis, quand ils étaient éclairés par le soleil, on aurait dit qu'ils étaient blancs. Il y a toujours une explication pour rendre raison des anomalies relevées, mais elle n'est pas forcément immédiatement disponible. La personne séduite par les thèses conspirationnistes n’est pas un être irrationnel sauf que, la plupart du temps, elle met en œuvre une forme de rationalité subjective. Sa pensée fonctionne presque automatiquement, sans le recul nécessaire à son autonomie. Mon travail consiste précisément à essayer de reconstruire l'univers mental de ces individus qui se sont fait happer par un système argumentatif redoutablement convaincant si on n'a pas l'antidote.

 

Le Crif : Et puis, une fois la théorie installée, vient la question « à qui profite le crime ? ».

Gérald Bronner : Thierry Meyssan, le conspirationniste du 11 septembre, avait écrit un texte qui demandait : « à qui profite le crime ? ». Avant de répondre : « certainement pas aux musulmans ». Effectivement, les attentats n'étaient pas très favorables aux communautés musulmanes, car, par une assimilation d'ailleurs coupable, certains ont pu porter l'accusation sur tous les croyants musulmans, pourtant majoritairement pacifiques. Donc, selon cette thèse, il n’était pas logique que des musulmans soient les responsables. Et par conséquent, il fallait bien conclure que ces attentats étaient en réalité fomentés par des puissances comme la CIA, et, dans ces cas-là, évidemment, le Mossad n'est jamais très loin.

 

Le Crif : Le Mossad qui représente dans leur imaginaire l’ensemble des Juifs…

Gérald Bronner : Parmi les boucs émissaires, on retrouve très fréquemment la notion d’ « élite », le plus souvent décrite comme mondialisée. Et derrière, ce sont généralement les Juifs qui sont visés, en raison de la croyance selon laquelle ils ont des accointances avec les élites du monde entier. 

 

« Les thèmes antisémites reviennent ainsi dans le discours pour conduire à voir les Juifs à l’œuvre derrière tout événement angoissant
pour lequel on cherche un schéma explicatif. »

 

Le Crif : Dans quelle mesure l’antisémitisme peut-il, d’ailleurs faire figure de modèle ou de paradigme du complotisme ? 

Gérald Bronner : C'est une question complexe et assez fascinante. En effet, pourquoi la figure du Juif revient-elle toujours dans cet imaginaire conspirationniste ? J’avoue qu'à titre personnel, j'ai été surpris de la voir resurgir. Je pensais, à la fin des années 90, quand j'ai commencé à travailler sur ces questions, que la figure du Juif malveillant n’était plus tellement présente. Je la trouvais, certes, mais de manière assez localisée, dans des officines d'extrême droite ou autour de la cause palestinienne. Mais je ne pensais pas qu'à l'occasion d'une pandémie par exemple, on verrait ressurgir cette figure conspirationniste du Juif comploteur. Mais à cela, on peut avancer plusieurs explications. Il y a d'abord le fait que dans le monde chrétien, les Juifs ont été accusés du sort advenu à un des leurs, en l'occurrence Jésus. Le fait que les Juifs aient refusé le caractère messianique de ce personnage a nourri une forme d'animosité historique. Mais l’antijudaïsme chrétien classique n’est sans doute pas l’explication fondamentale. Pourquoi les accusations portées contre les Juifs resurgissent-elles pendant les périodes troublées comme les guerres, les catastrophes épidémiques et même les catastrophes naturelles ? J’ai lu une explication de la part d’historiens qui me paraît particulièrement intéressante : pour que se perpétue la tradition juive, il fallait que les Juifs sachent écrire et lire. Il fallait au moins que quelques membres de la communauté puissent lire et réciter les prières. En conséquence, les communautés juives étaient globalement plus lettrées que les autres. Cette supériorité les rendait facilement assimilables à une forme d’élite sur qui il était commode de faire reposer la responsabilité des malheurs du temps.  

 

Le Crif : Vous avez parlé des milieux chrétiens, mais il y a également un complotisme antisémite qui se développe dans les milieux musulmans.

Gérald Bronner : C’est indubitable, comme le montrent les témoignages de nombreux Juifs contraints de quitter certaines banlieues pour cette raison. Selon les statistiques, les violences antisémites sont aussi nombreuses que les violences à l'endroit des musulmans. Les deux sont naturellement également condamnables. Sauf que les Juifs sont beaucoup moins nombreux que les Musulmans en France. Proportionnellement, on voit bien qu'il y a quelque chose qui pose problème. Et en effet, une partie de ces violences ne sont pas seulement dues à l'extrême droite. Une partie d'entre elles proviennent de personnes qui s'identifient à la cause palestinienne. On sait que cet antisémitisme se maquille souvent sous la forme d’antisionisme pour se rendre respectable. Dans une valise à double fond clandestin circulent un certain nombre de thèmes antisémites. On le voit y compris dans les caricatures, dans les dessins qui prêtent justement aux Juifs certaines caractéristiques physiques de sinistre mémoire.

J'ajoute une autre caractéristique fondamentale : le Juif est un autre nous-mêmes, c'est-à-dire qu'il nous ressemble. Il devient donc dans l'esprit conspirationniste l'ennemi de l'intérieur, celui qui se faufile partout avec, naturellement, des intentions malveillantes ou destructrices. C'est le thème général de l'empoisonnement des puits comme de la mise en danger de la société dans son entier. Un corps extérieur, que vous ne percevez d’abord pas, vient se loger dans votre propre corps pour vous empoisonner. Une fois cette strate imaginaire fixée, elle devient une matrice dans laquelle on peut puiser sans cesse. Les thèmes antisémites reviennent ainsi dans le discours des extrêmes souvent par le biais de confirmation que constituent les millefeuilles argumentatifs. Ils conduisent à voir les Juifs à l’œuvre derrière tout événement angoissant pour lequel on cherche un schéma explicatif. Guillaume Erner a écrit un très beau livre sur le sujet qui s'appelle Expliquer l'antisémitisme, paru aux Presses universitaires de France et qui m'inspire un peu dans ce que je viens de vous dire.

 

Le Crif : La remise en cause de l'efficacité des vaccins s’inscrit dans cette logique paranoïaque où ressurgit la peur de l’empoisonnement. Cette remise en cause pouvait apparaître comme une interrogation légitime, sauf qu’elle a débouché sur une vision complotiste et parfois antisémite : un groupe de gens cherchait à prendre le contrôle de l'humanité par l’injection de puces dans les organismes des vaccinés…

Gérald Bronner : Il y eut aussi la version selon laquelle on a voulu éliminer une partie de l'humanité. Lorsqu’on remonte le fil de ces théories, on constate qu’elles ont généralement tendance à fusionner avec d’autres pour aboutir à ce que l’on appelle la théorie du « méga-complot ». Très vite, un complot local vient s’inscrire dans une vision globale. Pour provoquer un effet de dévoilement, les complotistes s’efforcent d’englober tous les événements dans une explication unique qui remonte, in fine, à un pouvoir malveillant. Et, une fois le complot globalisé, la responsabilité peut facilement retomber sur certaines communautés. La vision paranoïde se tourne vers les élites qui sont d’abord désignées comme des profiteurs. Dans un premier temps, les organisateurs du complot, les dirigeants de « Big Pharma » en l’occurrence, agissent pour des intérêts économiques mercantiles. Ils auraient « inventé » la covid 19, pour vendre un vaccin qui était en réalité déjà prêt, ce qui explique par ailleurs qu'on l'ai trouvé si vite. Et puis, on monte en puissance. Derrière cette stratégie purement commerciale se cache une volonté de contrôler l'humanité. Nous sommes alors au-delà de « Big Pharma », qui n’apparaît plus que comme un rouage d’un mécanisme machiavélique beaucoup plus complexe.

 

« Les perdants de la mondialisation ont l'impression que leur environnement politique leur échappe,
que la décision politique est toujours plus lointaine, et ils imaginent que cette décision se tient dans des instances secrètes. »

 

Le Crif : Dans votre livre paru l'an dernier, Apocalypse cognitive, vous affirmez qu'on ne peut pas échapper à ce que vous appelez « l'éditorialisation du monde ». L’être humain a « besoin d’explications globales ». De fait, tout discours s’inscrit déjà dans une toile de fond conceptuelle, une vision du monde qui, par définition, ne peut pas être totalement neutre. Dans ces conditions, qu'est-ce qui départage un narratif légitime d’un narratif complotiste ?

Gérald Bronner : Encore une fois, ce sont les méthodes d'administration de la preuve qui divergent. J'admets naturellement, à la suite d'une longue tradition intellectuelle, que tout discours sur le réel, quel qu'il soit, est toujours une amputation de la complexité de la réalité. Le langage ne peut pas absorber à lui seul la complexité du réel, surtout qu’il s’inscrit forcément dans un temps limité. Je vais vous donner un exemple très simple. Si je voulais dire que la Terre est ronde, il me faudrait décrire dans un modèle mathématique complexe la forme réelle de la Terre. De fait, elle n’est pas vraiment ronde. C'est une sphère à bosses et à trous parce qu'il y a des lacs, des montagnes. En fait, on voit bien qu'il faudrait un temps infiniment long pour décrire objectivement la forme de la Terre. Et pourtant, une fois qu'on a dit que le modèle intellectuel était impropre à rendre la complexité du réel et ne saurait donc revendiquer la vérité avec un grand V, on voit bien tout de même qu'il y a une supériorité descriptive dans l’idée que la Terre est ronde par rapport à l'idée que la Terre est plate. L’idée que la Terre est ronde a infiniment plus d'arguments à défendre que l'idée que la Terre est plate, en tout cas dans l'état actuel de notre connaissance. Et en définitive, ce n'est pas parce qu'on renonce à la pure (et naïve) objectivité qu'on doit s'abandonner à la pure subjectivité, au pur arbitraire du discours. 

 

Le Crif : Notre jugement est altéré par nos limites cognitives. 

Gérald Bronner : Mais, c'est précisément ce que cherche à dépasser la science. Notre jugement est altéré par notre position spatio-temporelle a priori. Elle peut nous donner l'impression que la Terre est plate ou qu'elle est immobile. Parce que du point de vue de l'échantillon de réel auquel on a accès, c'est le sentiment qui prévaut. Toute l'histoire des sciences, de la connaissance méthodique, n’est que l'histoire d'un dépassement des limites qui pèsent fondamentalement sur notre rationalité. La pensée méthodique permet d’établir une hiérarchie entre les modèles intellectuels qui prétendent décrire le réel. La méthode scientifique consiste donc à prendre ses distances, à mettre à l’écart le plus possible ce qui viendrait de nos présupposés idéologiques ou culturels tout en sachant que les processus cognitifs que nous utilisons, notre rationalité, sont partiellement limités pour la simple raison que nous n'avons pas des capacités infinies d'abstraction, de délibération, de mémorisation. Or, avec les complotistes, nous nous trouvons face à des modèles intellectuels qui prétendent décrire le réel en confondant corrélation et causalité. Ou bien en faisant preuve de négligence comme, par exemple, en utilisant un échantillon qui n’a pas la taille requise et qui est présenté comme une donnée véridique.

 

Le Crif : Ce phénomène a toujours existé. Peut-on évaluer sa progression aujourd’hui ?

Gérald Bronner : C'est très difficile à dire. Lorsque l’on a fait des sondages ces dernières années sur les thèmes classiques des complots, on a trouvé des réponses assez constantes. On ne voit pas d'explosion du phénomène conspirationniste. En revanche, il y a de nouvelles formes de théorie du complot qui peuvent être très envahissantes, très importantes quantitativement. Songeons par exemple à l'idée que les élections américaines ont été truquées. Les Républicains, c'est-à-dire à peu près la moitié des États-Unis, sont majoritairement convaincus de l’illégitimité de l’élection de Biden. Nous ne sommes plus très loin de ce que j'ai appelé « la démocratie des crédules », où des flux de crédulité prennent le pouvoir sur l'opinion et ont une influence politique importante. Donc, méfions-nous. Il ne s’agit pas de tomber dans un catastrophisme exagéré. Mais malgré tout, restons lucides face à la menace. Un article récent de la revue Nature Behavior, fondé sur une méta-analyse de près de 500 articles, montre que nos démocraties sont perturbées par le monde numérique. 

 

Le Crif : Chacun peut constater aussi les signes d’une plus grande méfiance face aux discours « officiels » ou surplombants.  

Gérald Bronner : C’est exact. Les enquêtes montrent en effet une augmentation de la méfiance dans les institutions, politiques, médiatiques ou scientifiques et, parallèlement, elles révèlent une augmentation de la disposition à croire en des théories alternatives.

 

Le Crif : Même sans être malveillants ou sans adhérer au complotisme, de plus en plus personnes semblent perméables à ces thèses. Il règne à ce sujet une grande confusion. Devant l’absence de confiance dans les thèses des « sachants » ou des « experts », chacun croit disposer des moyens de se lancer à la recherche d’explications alternatives pour rendre compte des événements et les inscrire dans un sens de l’histoire.

Gérald Bronner : Oui. Le plus souvent cette forme de crédulité se présente sous la forme de proto-croyances. Elles ne sont pas encore constituées en tant que telles, comme le serait une idéologie, mais elles rendent déjà possible la tenue de propos tout à fait contradictoires. Par exemple, certaines personnes peuvent affirmer que Lady Di a été assassinée par le gouvernement britannique en même temps qu’elles soutiennent qu'elle est encore vivante ! La thèse de l’accident étant récusée, la place est libre pour toutes les autres interprétations. La manifestation de proto-croyances n’équivaut pas à une croyance, mais à un sentiment de doute : on ne serait pas étonné si elle était encore vivante ou si, en réalité, elle avait été assassinée par le gouvernement britannique. Cela peut expliquer qu’un certain nombre de personnes victimes de leurs proto-croyances peuvent passer sous les radars de détection des enquêtes. Elles n’y croient pas vraiment, mais demeurent disponibles pour adhérer à plein d'occurrences qui lui ressemblent. 

 

Le Crif : Qu'est-ce que cette fièvre complotiste dit de notre société ?

Gérald Bronner : Elle dit beaucoup de choses, car de nombreuses variables sont impliquées. Elle dit probablement la façon dont l'information est aujourd’hui redistribuée par les réseaux sociaux, en donnant la primeur à des groupes qui sont statistiquement minoritaires, mais qui parlent très fort. Les conspirationnistes rendent visibles leurs arguments au-delà de leur représentativité. Elle dit aussi la rapidité avec laquelle les fausses informations peuvent se déployer dans l'espace public. Avant internet, il fallait presque un mois pour qu'une théorie du complot apparaisse. Aujourd'hui, elles peuvent apparaître dans l’heure qui suit l'événement. Et parfois moins encore. Il y a déjà des théories du complot qui émergent alors qu'on ne sait même pas encore ce qui s'est passé. Cela remet en cause fortement la dérégulation du marché de l'information. Elle dit encore l'angoisse que représente la mondialisation pour un certain nombre de catégories sociales qui ont l'impression d'être les perdantes du processus. On le voit partout où la mondialisation a engendré une désindustrialisation. Ainsi, en France comme aux États-Unis, ce sont les perdants de ce grand moment historique qu'est la mondialisation qui génèrent des désirs de reprise de souveraineté du pays. On peut comprendre que les citoyens se sentent dépossédés de leur pays. Ils ont l'impression que leur environnement politique leur échappe, que la décision politique est toujours plus lointaine, et ils imaginent que cette décision se tient dans des instances secrètes. Il leur faut alors une narration. Et ça tombe bien parce que c'est précisément ce que propose la théorie du complot, qui explique pourquoi les difficultés qui apparaissent sont le fait d'intentions malveillantes. Cela permet de soigner ces blessures identitaires qui se traduisent généralement par la haine d'autres groupes. Puisque ces groupes sont malveillants à mon endroit, j'ai le droit de les détester, voire de leur faire du mal.

 

Le Crif : Cela explique sans doute que ce genre de pensées complotistes se retrouvent dans une plus grande proportion dans les rangs de l'extrême droite et de l'extrême gauche ? 

Gérald Bronner : Tout à fait. C’est une donnée solide que l’on peut décrire comme des courbes en J. Les items conspirationnistes sont davantage présents à l'extrême droite et dans une moindre mesure à l'extrême gauche. La radicalité politique et le conspirationnisme vont souvent de pair. Si vous commencez à croire en de telles théories, l’indignation vous conduit naturellement vers la radicalité politique...

 

Le Crif : La méfiance généralisée dans les discours des politiques, des journalistes, des scientifiques et des experts en tous genres, conduit chacun à avoir un avis sur tout, et à le placer sur le même plan que les discours « éclairés ». Peut-on parler d'un effondrement du système collectif de validation des événements et des croyances ?

Gérald Bronner : Effondrement... le terme me paraît excessif. Par exemple, les journalistes en tant que « gatekeepers », c'est-à-dire « gardiens du seuil », ont certainement perdu du pouvoir d'éditorialisation dans le monde. Les sources d'information se sont diversifiées. C'est vrai, en particulier pour les plus jeunes. Toutefois, l’information sur les réseaux sociaux reste majoritairement constituée d’articles de presse. Ce qui s’efface surtout, c’est la hiérarchisation des informations. Quand vous ouvrez un journal, vous avez une première page, une deuxième page, des gros titres, une typographie qui suggèrent matériellement un ordre d’importance de l'information, résultat des choix d'un comité de rédaction. On peut toujours contester les choix de cette hiérarchie. Aujourd’hui, le problème réside dans le fait que l'ordre d'apparition de l'information est largement perturbé par les algorithmes. Ce sont eux les nouveaux rédacteurs en chef qui trient les informations et qui les éditorialisent. Ainsi, le critère de popularité qui n’était pas exclusif dans les choix des journalistes devient dominant. C’est l’un des thèmes de mon livre Apocalypse cognitive. Les termes renvoyant à une conflictualité ou à une peur latente envahissent les titres. J’en fais moi-même l’expérience dans mes chroniques pour L'Express. Je sais que mon article a bien « fonctionné » lorsqu’il a réussi à capter la disponibilité mentale des lecteurs. Or cette captation exprime un certain nombre d'obsessions de notre cerveau en rapport avec la conflictualité et la peur. Nous fonctionnons tous ainsi. C’est pourquoi je ne parlerais pas d'effondrement, mais de perturbation des esprits. 

Auparavant, les politiques communiquaient généralement auprès des citoyens par l'intermédiaire des journalistes. Maintenant, ils le font de plus en plus directement sur les réseaux sociaux et ils le font d'autant plus qu'ils sont populistes. Prenez Donald Trump, par exemple. Il disposait sur Twitter de plus de 80 millions de followers. Au départ, il écrivait quelques tweets par jour. Puis il a utilisé ce canal de façon frénétique. Avec les réseaux sociaux, vous pouvez directement parler à un peuple largement fantasmé. Car, malgré le nombre, ce n'est pas un échantillon représentatif. Le même phénomène s’est produit avec tous les leaders populistes tel le brésilien Bolsonaro ou l’italien Beppe Grillo qui fut novateur de ce point de vue. Le Mouvement 5 étoiles a d'abord démarré sur internet. On peut d’ailleurs reprocher à Emmanuel Macron d'avoir également procédé parfois de cette façon-là. Les politiques qui participent à des émissions comme celles de Cyril Hanouna se rendent coupables, car ils savent bien que les conditions minimales de la sérénité du débat ne sont pas remplies dans ce genre d’émissions. Tout y est organisé pour faire apparaître de la conflictualité plutôt que de la réflexion. Ce cirque médiatique contamine notre espace public.

 

« La question qu'on doit aussi se poser est de savoir pourquoi certaines personnes ne sont pas enthousiastes à l'idée que nos concitoyens soient moins manipulables.
Qui veut vraiment instaurer un voile de mystère et qui veut vraiment empêcher les libertés individuelles ?
Le complotisme d'une partie de nos concitoyens profite aux populistes. »

 

Le Crif : Venons-en aux remèdes éventuels. Vous avez remis à l’automne dernier un rapport au gouvernement. Il comporte un certain nombre de préconisations. Pour lutter contre le relativisme des idées, vous concluez qu'il faut imaginer « réguler le marché des idées par le biais d’une instance internationale qui ne devrait pas chercher à ordonner ce qui relève du beau ou du bien, mais seulement ce qui relève du vrai ». Comment une telle instance fonctionnerait-elle ? 

Gérald Bronner : Cette instance ne serait pas chargée de dire le vrai, mais de dire ce qui relève du vrai, de vérifier. L'administration de la preuve ne serait pas produite par cette instance, mais resterait du ressort de la communauté scientifique. Par exemple, sur le réchauffement climatique, la communauté scientifique produit dans 97 % des cas des articles qui vont dans le sens de l'existence de ce réchauffement climatique. Donc il n'est pas normal que sur une plateforme comme YouTube l’algorithme de suggestion puisse vous conduire à une majorité de vidéos qui endossent les thèses climato-sceptiques. Ce qui était le cas ces dernières années. Les plateformes doivent impérativement réformer leurs algorithmes. Nous appelons simplement à garantir l'expression d'une diversité authentique. Il faut bien admettre que, pour l'instant, les plateformes n'ont pas fait la démonstration de leur efficacité pour auto-administrer ces questions. Une telle orientation ne va pas dans le sens de leurs intérêts économiques. Leur objectif est de retenir votre attention le plus longtemps possible en privilégiant, par exemple, une conflictualité génératrice de colère. Il convient d’agir avec beaucoup de prudence puisque le risque est évidemment que la volonté de modérer ou de réguler le marché des opinions devienne liberticide. Mais il faut bien comprendre qu’il est tout aussi liberticide de se soumettre à ce marché. Le jugement éclairé nécessite qu'on vous expose une information authentique. Les plateformes n’ont pas à proprement parler d'intentions malveillantes. Mais leur rationalité économique impitoyable a parfois pour conséquence de rendre d’abord visibles des arguments qui n'ont rien à voir avec la réalité scientifique. Et cela peut avoir un impact mortel, car il s’agit de questions sérieuses. On peut, je crois, demander aux plateformes de s'inspirer dans leurs algorithmes de l'état du consensus scientifique sur un certain nombre de sujets pour nous exposer de façon authentique la situation. Nous ne demandons certainement pas que les opinions climato-sceptiques soient censurées. Pas plus que les positions des anti-vaccins. Nous demandons simplement qu'elles ne soient pas plus visibles que ce qu'elles pèsent exactement.

 

Le Crif : Mais comment peut-on faire pour contraindre les plateformes à modifier leurs algorithmes ? 

Gérald Bronner : Il faut plier le bras à ces entreprises lorsqu'elles diffusent de la fausse information. Il faut leur demander des comptes. C'est à eux en partie qu’incombe la responsabilité de mettre en place des mesures de modération. Je ne crois pas qu’elles soient des entités malveillantes. Elles savent très bien qu’elles produisent des externalités négatives. C'est donc à elles de contribuer largement à les corriger. Et si elles ne veulent pas le faire, il faudra alors introduire un bras de fer avec elles. C'est ce que l’on commence à faire avec le DSA (Digital Services Act). Il existe déjà une amende importante, équivalente à 6 % de leur chiffre d’affaires, ce qui est considérable. On verra si juridiquement les choses peuvent aller à leur terme. Ce n'est pas mon domaine de spécialité, mais, en tout cas, il s’agit d’un des enjeux fondamentaux aujourd'hui.

 

Le Crif : Est-ce que la création d’une telle instance ne risque pas d’être contreproductive, dans la mesure où elle pourrait être vue comme la preuve d’une volonté officielle d’occulter des informations, ce qui aurait comme conséquence de nourrir un peu plus l’idée complotiste ? Vous-mêmes avez déjà été accusé de vouloir contrôler l’information. 

Gérald Bronner : On a dit de moi que je voulais présider un ministère de la Vérité ! Mais qui a dit ça ? Ce sont les gens d'extrême droite ou certaines personnes d'extrême gauche qui n’ont évidemment pas intérêt à ce que ce genre d'instance apparaisse. Bien sûr, elle serait critiquée ou condamnée, mais l’enjeu est de préserver la liberté de penser de nos concitoyens qui restent indécis sur toute une série de questions. Ce sont des questions très techniques et la plupart des gens n'ont pas le temps de se plonger dans la littérature scientifique. Je fais le pari que la balance des coûts et des bénéfices ira largement en faveur de cette instance, à condition de ne pas lui donner trop de pouvoir.

 

Le Crif : Qui désignerait les membres de cette instance ? 

Gérald Bronner : Elle comprendrait des représentants des réseaux sociaux, des GAMAM, en même temps que ceux d’associations comme Reporters sans Frontières. Ce serait une instance composite, qui doit être animée par l'intérêt général et une forme de rationalité.

 

Le Crif : Vous insistez beaucoup dans votre conclusion pour développer chez les jeunes l'esprit critique et l'éducation aux médias. Comment agir également par le biais de l'éducation ?

Gérald Bronner : C'est tout à fait fondamental. Ce que montrent les sciences contemporaines qu'on appelle sciences sociales computationnelles, c'est que la variable qui prédit le plus la tendance à croire de fausses informations ou même à les partager, est la « lazy thinking », la pensée paresseuse. En d'autres termes, la baisse de vigilance intellectuelle – qui peut tous nous concerner – nous amène à croire certains énoncés parce qu'on a l'impression que c'est vrai ou qu'on a envie d'y croire sans s’apercevoir par exemple qu'une corrélation tient lieu de causalité. La bonne nouvelle, c'est qu'on sait assez bien aujourd'hui stimuler la pensée analytique et qu’il serait donc possible de produire des interventions pédagogiques que l’on pourrait instaurer du CP jusqu'à la terminale. Il s’agit alors de proposer aux élèves des outils d'indépendance intellectuelle. Cette méthode serait apolitique même si la probabilité que les jeunes adhèrent plus tard aux thèses de l’extrême droite serait sans doute réduite. 

Je suis intervenu il y a quelques années dans un centre avec des jeunes musulmans qui étaient radicalisés. Je ne contredisais pas leurs croyances. Je n'en sais pas plus qu’eux sur Dieu, ou sur la théologie. Par contre, je leur disais que, parfois, quand ils prennent des coïncidences pour ce qu'elles ne sont pas, quand ils refusent de croire que des phénomènes peuvent se produire par hasard, il est possible de raisonner de façon différente sans pour autant froisser leur sentiment religieux. Cette méthode prévient une forme de radicalité qui s’empare souvent des esprits en faisant croire que tout fait signe dans le monde, que des appels vous sont constamment envoyés pour vous inciter à agir, y compris avec violence. 

 

Le Crif : Vous avez eu également plusieurs expériences dans des classes. Vous avez même écrit une BD sur le sujet à destination des jeunes. Qu'avez-vous retiré de ces expériences ?

Gérald Bronner : J'en ai retiré simplement le sentiment que l’on n'est pas sorti des ronces ! C'est un travail au long cours, très difficile. Il faut être extrêmement patient. Il va de soi qu’une intervention de ma part en 1 heure ou même en 10 ne va pas fondamentalement changer les choses. C'est la raison pour laquelle je crois vraiment aujourd'hui à une révolution pédagogique qui consisterait à travailler sur le temps long, du CP au baccalauréat et même jusqu'à l'université, pour offrir ces outils. Il faudrait que l’idée de se méfier de nous-mêmes et de nos raisonnements a priori devienne une seconde nature. J'aimerais que l’on se dise systématiquement quand on voit une corrélation : attention, ce n'est peut-être pas une causalité. Cela n’a rien à faire avec le fait d'être de droite ou de gauche. Il s’agit juste d'avoir un peu plus de liberté mentale et d'être moins manipulable.

La question qu'on doit aussi se poser est de savoir pourquoi certaines personnes ne sont pas enthousiastes à l'idée que nos concitoyens soient moins manipulables. Qui veut vraiment instaurer un voile de mystère et qui veut vraiment empêcher les libertés individuelles ? Le complotisme d'une partie de nos concitoyens profite aux populistes.

 

Propos recueillis par Antoine Mercier 

 

- Les opinions exprimées dans les entretiens n'engagent que leurs auteurs -

 

Biographie :

Gérald Bronner est professeur de sociologie à l’Université de Paris, membre de l’Académie des technologies et de l’Académie nationale de médecine. Il est notamment l’auteur de La démocratie des crédules, d’Apocalypse cognitive et des Lumières à l’ère numérique (Puf, 2013, 2021 et 2022) . Ses travaux ont été couronnés de plusieurs prix dont le prix des Lumières, le prix Aujourd’hui ou le prestigieux European Amalfi Prize For Sociology and Social Sciences. Son dernier ouvrage paru est Apocalypse cognitive (Puf, 2021).

 

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