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Publié le 12 Janvier 2022

France - Edith Bruck : "La Shoah a totalement conditionné mon existence"

L’écrivaine, poétesse et documentariste de 90 ans, amie de Primo Levi, relate dans «le Pain perdu» son enfance, sa déportation à Auschwitz et son mariage avec le réalisateur Nelo Risi.

Publié le 5 janvier dans Libération

Edith Bruck en parle tout de suite avec jubilation : le Pain perdu va être le premier de ses livres publié en Israël. «Ils ont découvert que j’écrivais, dit-elle, amusée. Comme on dit : “Mieux vaut tard que jamais !”» Ce récit, dans lequel elle raconte son enfance de «petite fille aux pieds nus», sa déportation et ses errances après la guerre jusqu’à son arrivée à Naples, a fait grand bruit en Italie. Il a notamment remporté le prix Strega Giovani, et le pape François est venu lui rendre visite dans son appartement du centre de Rome le 20 février. Sans doute parce que son récit se clôt sur une «Lettre à Dieu» où elle écrit notamment : «Pitié oui, envers n’importe qui, haine jamais.»

Edith Bruck est née juive hongroise à Tiszabercel, à l’extrême est de la Hongrie, dans une maison de deux pièces. A l’âge de 13 ans, en avril 1944, elle est déportée avec une partie de sa famille à Auschwitz, où seront exterminés ses parents et un frère, puis elle traverse cinq autres camps de concentration (Kaufering, Landsberg, Dachau, Christianstadt et enfin Bergen-Belsen) avant d’être libérée avec sa sœur en avril 1945. Après son retour en Hongrie, elle séjourne en Tchécoslovaquie et en Israël (et se marie trois fois), elle finit par s’installer en 1954 en Italie où elle a vécu près de soixante ans avec le poète et réalisateur Nelo Risi (frère du plus connu Dino), disparu en 2015. A 90 ans, Edith Bruck est une femme extraordinaire, à la personnalité intense et volubile. Entretien.

Pourquoi ce titre : le Pain perdu ?

C’est l’invocation de ma mère quand nous avons brutalement été emmenés : «Le pain perdu ! Le pain perdu !» Elle concentrait toute la douleur et l’horreur de la situation. Le pain contenait tout ce qu’elle perdait, sa maison, son pays, sa vie.

Pourquoi avoir relaté votre enfance comme un conte ?

A 13 ans, ma première vie a basculé dans une deuxième, celle du camp de concentration. Lors d’une cérémonie de remise de prix dans une petite ville, avec de nombreux discours, je me suis demandé : «Mais de qui parlent-ils ?» C’était comme si j’avais perdu mon identité. A la fin, tout le monde voulait des selfies ; c’était un cauchemar. J’ai commencé le Pain perdu pour revenir à moi-même car je ne me reconnaissais plus. Je procède toujours ainsi : j’écris mes textes à la main et l’histoire me fait avancer. L’écriture me vient du ventre, elle n’est pas mentale, elle est féminine. C’est une relation charnelle entre la plume et moi. Une fois que c’est sorti de moi, je m’en sens détachée. Désormais, je dicte lentement à mon assistante avec une loupe. Je ne peux plus lire.

Ecrivez-vous toujours ?

Il y a quelques jours, un journal m’a demandé un texte parce qu’à Montemurro, en Toscane, une boule sur le sapin de Noël représentait Hitler avec un cœur dans la main. J’ai fait cinq lignes en vingt minutes. Quand il s’agit de fascisme, d’antisémitisme, d’immigration, d’intégration, c’est toujours : «Téléphone à Bruck.» Mais je ne peux pas changer le monde seule, cela nous concerne tous. Le pape, qui est venu me voir en février dernier, m’a dit qu’une goutte de bien, c’est déjà très important. Je lui ai répondu que j’en avais fait un lac ! Tout le monde peut le faire. Ce ne sont pas seulement les survivants qui ont la responsabilité du bien dans le monde.

Vous sentez-vous seule ?

Je me sens seule. Et en plus, en tant que victime, je suis contrainte de revivre des expériences très douloureuses. Les écoles, les universités, les associations ne suffisent pas, même en privé, au dîner, on vous interroge. Je vais dans les écoles depuis soixante ans. Les enfants m’écoutent et m’écrivent. Je souhaite d’ailleurs publier un livre avec leurs lettres qui s’intitulerait «Vos Enfants».

Qu’est-ce qui distingue ce récit de vos précédents ?

Il est peut-être plus détaché, avec moins de souffrance. Il est davantage vécu de l’extérieur, avec plus de réflexions personnelles. Les autres étaient plus dramatiques. C’est celui de mes livres qui a le plus impressionné, surtout la «Lettre à Dieu».

Pourquoi à votre avis ?

Chacun d’entre nous voudrait adresser une lettre à Dieu. Le pape m’a dit qu’il l’approuvait pleinement. Et je me suis demandé comment le pontife pouvait approuver une lettre remplie de doutes. Il m’a dit que Dieu était une quête continue. Peut-être aussi que ce récit est paru au bon moment, quand la tension et le danger sont dans l’air, entre le Covid, l’immigration et les guerres. Il apporte peut-être une lumière dans une atmosphère lourde. En même temps, ce n’est pas un livre qui tranquillise.

Vous avez écrit un recueil, Tempi, inspiré par le confinement, une anthologie paraît en français. Pourquoi aimez-vous la poésie ?

Je l’ai toujours aimée, dès l’enfance. Le soir, ma mère me disait de prier, et je préférais réciter un poème. La poésie, pour moi, c’est presque toujours de la prophétie, une musique profonde, plus immédiate, en peu de mots. En Hongrie, pays de grande tradition poétique, il n’y a plus de voix aujourd’hui. Viktor Orbán a fermé les télévisions et radios privées, bouclé la liberté d’expression ; une dictature est née, même si elle est rampante dans le sens où ce n’est pas Hitler. Lorsque le régime changera, la poésie sortira librement. J’ai publié mon premier recueil en 1975, et mon tout premier poème, «L’égalité père !», se trouve dans Pourquoi aurais-je survécu ? Quand nous sommes arrivés à Auschwitz et que nous avons été séparés, maman m’a dit : «Cherche ton père.» J’ai vu des centaines d’hommes nus s’éloigner, et papa était là. L’égalité est née là car riches ou pauvres avaient le même destin. Les ingénieurs, professeurs, riches ou pauvres, étaient tous destinés au même sort. La démocratie est née dans le ghetto. Dans les moments les plus terribles naît une sorte de solidarité. C’est comme ça qu’est né «L’égalité père !»

Pourquoi avoir écrit en italien ?

Le hongrois me faisait du mal, il me rappelait des souvenirs douloureux ; la langue italienne n’a pas cette racine profonde en moi. La langue hongroise est toujours un blasphème, une insulte. Si je dis «pain» en hongrois, je vois ma mère, son pain, et tout me saute à la figure. La langue italienne me donne une liberté totale, un abri et une légitime défense. Elle n’évoque aucune peine, aucune mémoire, rien ; un langage neutre. En dehors de cela, elle est beaucoup plus musicale. Le hongrois n’a pas de souffle car il est plein de consonnes. Et puis, il m’a semblé que j’ai été acceptée en Italie. Quand je suis arrivée à Naples, les gens me souriaient avec leur regard. Ils se parlaient d’une fenêtre à l’autre. Je me suis dit : «Ici je peux vivre.» C’était très pauvre dans l’après-guerre, mais il y avait cette atmosphère théâtrale très intéressante, très vivante. Aujourd’hui, c’est totalement différent. Les rapports humains sont terminés et ce n’est pas seulement le cas en Italie mais dans le monde entier.

Quand avez-vous rencontré Primo Levi ?

En mai 1970. On a dit qu’il m’avait poussée à écrire. C’est faux. J’ai commencé en 1946, en hongrois. Il fallait que je me libère, j’étais pleine de mots, alors j’ai écrit sans même penser à être publiée. Après la guerre, personne ne voulait de nous. Dans ma famille, on ne cessait de me répéter : «N’apporte pas Auschwitz chez nous.» J’ai commencé à écrire dans un cahier, mais j’ai tout perdu quand j’ai quitté la Tchécoslovaquie pour Israël. J’ai commencé le même livre en italien, parce que je voulais extraire le poison que j’avais en moi.

Et vous avez été éditée…

Mon premier texte a été présenté au poète Mario Luzi et à un éditeur communiste qui voulait supprimer la violence des Russes et qui pensait que ce serait le seul livre que j’écrirais. Mario Luzi, lui, a parié que je continuerais, que j’étais une poétesse.

Et votre relation avec Primo Levi (1) ?

Il m’a téléphoné quatre jours avant son suicide, traumatisé par le déni qui régnait dans ces années 80. «Est-ce que vous vous rendez compte qu’ils nient ce qui nous est arrivé ? Qu’est-ce qu’il va se passer après nous ?» J’avais l’habitude de le rassurer, de lui dire qu’il y aurait toujours quelqu’un pour raconter. C’était quelqu’un de très introverti. Il évitait le soleil quand il se promenait ! C’était comme un quasi-rejet de la vie. Comme tous les juifs bourgeois intellectuels, il avait été profondément offensé par la déportation et le comportement de l’Etat italien, qui ensuite l’avait niée. Moi, j’ai grandi pauvre dans un village où il y avait une séparation entre les protestants et les juifs. Primo Levi se sentait d’abord italien avant d’être juif. Moi, je savais que j’étais juive avant d’être hongroise. Et nous avions une vraie culture yiddish en Europe de l’Est.

Comment avez-vous réagi à son suicide ?

J’étais très en colère, hystérique, parce que je pensais, et je le pense encore maintenant, qu’il n’avait pas le droit de disposer de sa propre existence qui appartenait à l’histoire, lui qui était connu, admiré, respecté. A mon avis, notre vie appartient à ceux qui ne sont pas là et pour qui nous témoignons. Il avait une responsabilité. C’est mon opinion. Je suis restée un peu orpheline depuis. Je reste seule à témoigner. Sami Modiano ne le fait plus, plus personne ne le fait. Primo, c’était important parce qu’il était traduit dans le monde entier. C’était un excellent écrivain, et pas seulement un témoin.

Seriez-vous devenue écrivaine sans la Shoah ?

Question à un million de dollars ! Qui sait ? Peut-être aurais-je eu une vie standard avec un mari, des enfants et des petits-enfants. La Shoah a totalement conditionné mon existence, mes rapports au monde, mes rapports à la société, les relations avec mon mari et les relations avec n’importe qui. Je crois que j’aurais fait quelque chose. J’avais un grand désir et une vie devant moi, j’avais envie de lire et j’écrivais de la poésie. J’avais compris l’injustice à la manière dont on maltraitait les fous et les marginaux dans mon village. Je disais à ma mère : ça ne sert à rien que tu parles avec Dieu parce qu’il ne te répond pas. Je pense encore aujourd’hui que tout dépend de l’homme : il fait et défait, construit et détruit, se détruit lui-même et son environnement. Primo Levi me disait que ce sont les circonstances qui changent les gens et font ressortir le pire. Moi je lui disais que, certes, les circonstances peuvent contribuer à faire ressortir le pire en vous quand il s’agit de survivre, mais c’est que le mal est déjà en vous.

(1) Paraît cette semaine de Primo Levi, Auschwitz, ville tranquille, traduction et préface de René de Ceccatty, Albin Michel.