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Publié le 25 Septembre 2025

L’entretien du Crif – Pierre-François Veil : « Il faut que les voix de la raison s’expriment »

Président de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah (FMS), Pierre-François Veil évoque pour nous le climat actuel de radicalisation des positions qui, alerte-t-il, dénature gravement les débats démocratiques. Répondant aux questions de Jean-Philippe Moinet sur les polémiques récentes qui avivent les tensions en France ou sur la scène internationale, le fils de Simone Veil en appelle à respecter les arguments de fond, « sans verser dans les réactions épidermiques, violentes et injurieuses. » Pour lui, particulièrement en cette période, doit prévaloir « la règle d’or du respect mutuel ».

Le Crif : Une radicalisation des mots et des postures agite régulièrement le débat public, récemment des universitaires ont par exemple choisi de boycotter un colloque historique organisé par le Musée d'art et d'histoire du Judaïsme (MahJ), où étaient invités des chercheurs israéliens reconnus pour leurs compétences en matière historique. Comment qualifier, selon vous, cet épisode ?

Pierre-François Veil : Le communiqué de presse du MahJ dit très bien les choses. La posture adoptée par quelques chercheurs historiens est une insulte à l'intelligence, une offense à la recherche scientifique et à l'académisme, à son indépendance vis-à-vis des pouvoirs politiques en démocratie. Il faut aussi veiller à bien qualifier les faits. En l’occurrence, on ne peut pas vraiment parler de boycott, qui est une démarche qui empêche des gens de participer à un événement. Or, là, ces chercheurs ont pris l'initiative de refuser leur propre participation. Leur choix est, à mon avis, tout à fait dommageable, il est offensant et relève d’une sorte de suivisme de mouvements qui participent à la sottise de certaines tendances actuelles.

La sottise de la posture de ces personnes est de penser se donner bonne conscience en refusant de participer à un colloque scientifique de haute qualité sur l'histoire des Juifs de France avant la Révolution française, un sujet sur lequel un colloque peut apporter beaucoup de connaissances, grâce aux recherches des historiens. Refuser de contribuer à cet apport au motif qu'on est opposé à la politique du gouvernement israélien concernant Gaza, c’est à la fois déplacé pour le travail des historiens, indécent pour ce musée et inepte, sachant que ce refus s'appuie sur la nationalité des intervenants à ce colloque. Même, si j’ai bien compris, ceux qui ont refusé leur participation n'ont pas tous vraiment justifié leur position, se désistant sans motif explicite.

 

Le Crif : Le problème est en effet de considérer qu'une personne de nationalité X, Y ou Z (en l'occurrence israélienne) serait alignée sur la position du gouvernement de son pays et, à partir de ce préjugé, ciblé par une attitude discriminatoire. Cette essentialisation est grave, non ?

Pierre-François Veil : C'est une essentialisation et un amalgame grave, oui, qui participe à la radicalisation du débat public que nous subissons depuis quelques temps dans tous les domaines. Cette dérive est effarante et effrayante. Constater que des intellectuels, des historiens, des chercheurs se mettent dans de tels schémas d’amalgame est pathétique et inquiétant.

« Ce que ne veulent pas voir ces activistes est qu’Israël est et reste un pays démocratique où il y a un débat vigoureux, parfois très clivé »

Le Crif : Ces dérives font aussi penser à ces mouvements activistes qui en appellent à rompre des partenariats entre universités françaises et israéliennes, ce qui aboutirait au paradoxe de sanctionner des universités et des universitaires qui manifestent souvent à Tel Aviv contre la politique de Benyamin Netanyahou…

Pierre-François Veil :  Ce sont des postures absurdes, qui consisteraient plutôt à affaiblir les éventuelles oppositions qui s’expriment librement, et bien heureusement, en Israël. Ce que ne veulent pas voir ces gens est qu’Israël est et reste un pays démocratique où il y a un débat vigoureux, parfois très clivé et où une série d’intellectuels et universitaires reconnus ont des positions opposées aux options du gouvernement actuel, en tout cas non-alignées sur la politique gouvernementale. Cette indépendance de la société civile, notamment du monde académique, est fondamentale en démocratie. Elle est essentielle en Israël comme en France.

 

Le Crif : Dans le débat public, on voit bien toutes formes de radicalités prendre de l'ampleur. On a vu combien étaient aiguës les polémiques, fin août, au plus haut niveau politique qui ont opposé le gouvernement israélien et le président français par exemple. Comment sortir de la polarisation des positions et des polémiques ?

Pierre-François Veil : Les débats dérivent un peu partout malheureusement, au sein des familles, au sein des communautés, au sein des partis, au sein de la communauté nationale et internationale entre les chefs d'État ou de gouvernements, qui en sont à se serrer dans les bras le lundi et se jeter des insultes à la figure le mercredi. C'est une tendance assez générale et absolument consternante. Comment vouloir que les gens ne s'agressent pas dans le métro quand ils entendent les chefs d'État ou de gouvernement s'insulter les uns les autres ?
 

« Le monde ne peut pas fonctionner en se laissant entraîner par des réactions épidermiques, violentes et injurieuses »

 

Le Crif : On a vu récemment, parmi d’autres exemples, le Grand Rabbin de France Haïm Korsia ou la rabbine Delphine Horvilleur se faire injurier. On a l’impression que les arguments de fond, qui sont bien sûr légitimes, sont balayés par des attaques ad hominem.

Pierre-François Veil : Ces dérives sont intolérables et disqualifient ceux qui se laissent emporter et semblent préférer l’injure aux arguments de fond, légitimes bien sûr. Le monde ne peut pas fonctionner en se laissant entraîner par des réactions épidermiques, violentes et injurieuses. Ce n’est pas cela le débat démocratique.
 

Le Crif : Comment sortir de cette situation de tensions, sémantiques et idéologiques, qui mènent à une sorte d'impasse pour le débat public ?

Pierre-François Veil : Il faut que les voix de la raison s’expriment et convergent pour, au-delà de toutes les différences d’appréciation, impose la règle d’or du respect mutuel. Il faut redoubler d’ardeur à la fois pour ouvrir les débats et les apaiser, pour avancer les arguments que chacun peut vouloir exprimer mais dans le respect et dans la nuance, car les vérités sont souvent nuancées et les réalités plus complexes que des slogans ou des caricatures. Cela devrait faire partie de la culture du dialogue propre aux démocraties : arriver à se maîtriser soi-même, à se contenir non pas dans ses convictions mais dans ses certitudes, résister à la facilité des formules définitives ou du bon mot sur un réseau social, vite lâché et mal pensé. En tout cas, il faut se méfier comme de la peste de l’emprise des radicalités, faites d’invectives portées par des instincts primaires, qui peuvent ensuite légitimer des violences.

« On ne fait pas la guerre pour faire la guerre mais pour atteindre des objectifs. Et, nécessairement, quand on mène une guerre, il faut aussi envisager les sorties »

Le Crif : Dans le contexte actuel, fait de crispations des attitudes et de radicalisation des opinions, votre voix, qui appelle à la raison, est importante. Sur la question de la guerre qui se poursuit et s’amplifie à Gaza, les prises de positions sont visiblement très contrastées, en Israël comme ailleurs. À vos yeux, les objectifs de cette guerre affichés par le gouvernement israélien sont-ils fondés et réalistes ou faut-il un cessez-le-feu pour passer à une étape politique, comme les autorités françaises le demandent ?

Pierre-François Veil : La situation est bien sûr complexe, mon rôle n’est pas politique et je ne veux pas entretenir des polémiques mais ma première réflexion est de considérer qu’on ne fait pas la guerre pour faire la guerre, on doit penser aux dommages causés, on ne peut pas ignorer les souffrances humaines qui en résultent. Je pense à Golda Meir, Première ministre d’Israël, à qui on a prêté cette citation : « Nous pouvons pardonner à nos ennemis d’avoir tué nos enfants. Nous ne pouvons pas leur pardonner de nous avoir obligés à tuer leurs enfants ». Ce n’est évidemment pas une réponse aujourd’hui à apporter à la situation qui résulte de l’épouvantable pogrom commis il y a près de deux ans, le 7 octobre 2023.

Ma deuxième réflexion est qu’on ne fait pas la guerre pour faire la guerre mais pour atteindre des objectifs. Et, nécessairement, quand on mène une guerre, il faut aussi envisager les sorties. Je ne suis pas un homme politique, je ne suis pas là pour distribuer les bons ou les mauvais points mais je ne peux que souhaiter que cette guerre et les drames qu'elle engendre s'arrêtent car, tout simplement, nous ne pouvons pas penser qu’elle doit se perpétuer éternellement. Il faut nécessairement trouver un moyen de parler, directement et indirectement, avec les acteurs de la région, trouver les interlocuteurs et une porte de sortie.

Je comprends également l’extrême complexité de la situation, il n’y a pas, à court terme, de solutions miracles mais des voies politiques de discussions sont possibles, l’histoire d’Israël l’a d’ailleurs toujours démontrée, pour sortir d’une situation de guerre.

 

Le Crif : Plusieurs démocraties occidentales, dont la France, mènent des discussions diplomatiques intenses, par exemple avec les pays arabes du Golfe, pour tenter de trouver une solution pacifique ; la « solution à deux États » est avancée, la France souhaite la faire valoir par la voie de la reconnaissance d'un État palestinien, à la condition que le Hamas soit désarmé et exclu de la gouvernance future de Gaza…

Pierre-François Veil : Sur ce sujet, on voit bien que le débat reste très tendu mais qu’il concerne désormais le terrain politique et géopolitique, non le terrain militaire. Et il y a à la fois un débat de postures et un enjeu de calendrier. Pour cette reconnaissance, le « quand » tend à dominer sur le principe. Même l’actuel Premier ministre israélien était, dans le passé, pour une solution à deux États. Aujourd’hui, les positions divergent sur le moment d’accomplir cet acte de reconnaissance. Le gouvernement israélien insiste sur le fait qu’alors que la guerre est en cours et que les otages ne sont pas libérés, cette reconnaissance d’un État palestinien conforterait le Hamas à Gaza. Le gouvernement français, lui, estime au contraire que c’est maintenant que la condition d’exclusion du Hamas du processus de reconnaissance de l’État palestinien doit être affirmée et scellée.

Nous sommes loin de la situation où Itzhak Rabin et Yasser Arafat étaient côte-à-côte, l'un à droite et l'autre à gauche du Président américain Bill Clinton…

« J’espère qu'il se trouvera demain, un ou deux hommes d'État pour avoir la capacité de changer la donne »

Le Crif : En effet, on peut aussi revoir des photos où Benyamin Netanyahou lui-même figurait aux côtés du Palestinien Yasser Arafat à la Maison Blanche…

Pierre-François Veil : Cela semble un autre temps. J’ai personnellement beaucoup espéré, notamment quand il y a eu les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher à Paris en janvier 2015 et quand il y a eu l’historique marche citoyenne du 11 janvier 2015, que Benyamin Netanyahou fasse un geste. Il y avait alors plusieurs centaines de millions de téléspectateurs du monde entier et j'ai prié, moi qui suis agnostique, pour que le Premier ministre ait l'intelligence de passer devant François Hollande, qui était Président de la République à ce moment-là, et prenne dans ses bras Mahmoud Abbas, le dirigeant de l’Autorité palestinienne. Cela aurait changé le cours de l’histoire.

Des figures historiques ont été capables de changer le cours tragique de l’histoire, au risque de leur vie parfois, je pense au Président égyptien Anouar El Sadate ou au Premier ministre israélien Itzhak Rabin. L’évènement de janvier 2015 à Paris était une occasion de rentrer dans l'Histoire.

De la même manière, il y a cinq ans, quand il y a eu la grande cérémonie internationale à Yad Vashem, organisée le 27 janvier 2020 pour les 75 ans de la libération des camps d’extermination nazis, j'ai prié pour que les Palestiniens et en particulier pour que Mahmoud Abbas ait l'intelligence d’adresser un message, non pas à Benyamin Netanyahou, ni même au Président Herzog, mais au Président de Yad Vashem à ce moment-clé où de très nombreux chefs d'État ou de Gouvernement étaient présents pour cette commémoration. Il m'avait semblé que c'était une idée simple et bouleversante, au sens d'une boule dans les quilles de notre histoire contemporaine. Il n’y a pas eu ces gestes.

J’espère qu'il se trouvera demain, un ou deux hommes d'État pour avoir la capacité de changer la donne, de renverser la table. Au fond, ce n’est pas si compliqué, il suffit de le vouloir et de faire les pas et les gestes, qui peuvent changer le cours de l'histoire que nous vivons.
 

Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet

 

- Les opinions exprimées dans les entretiens n’engagent que leurs auteurs -