Le CRIF en action
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Publié le 7 Mai 2013

« La Démocratie est fragile »

 

Discours prononcé à Beaune la Rolande le 5 mai 2013 par Éliane Klein, déléguée du CRIF, à la cérémonie commémorative des camps du Loiret.

 

L'année dernière, nous étions 70 ans après la terrible année 1942 marquant le début de la déportation des Juifs de France vers les centres de mise à mort nazis. Cette année, il y a 70 ans, presque jour pour jour, qu'une poignée de jeunes Juifs survivant dans le Ghetto de Varsovie se soulevait contre la plus puissante armée d'Europe, lui tenant tête presque un mois, du 19 avril( lundi de Pessah) au 18 mai 1943.C était le premier soulèvement armé en Europe  contre les nazis. Ces jeunes combattants n'avaient aucune illusion sur l'issue de leur combat, ils se battaient pour l'honneur, pour la dignité, pour le PRIX DE LA VIE!

 

Ce combat désespéré fut méconnu du reste du monde, comme celui d'autres Ghettos de Pologne, comme Byalistock, etc. Comme l'a écrit Serge Klarsfeld :" On  doit une reconnaissance à ces jeunes héros qui ont changé le cours de l'histoire juive en accomplissant ce qui était si inattendu dans l'Europe asservie par le Reich".

 

J'ajoute que je n'établis pas de hiérarchie entre ces combattants en armes et les milliers de Juifs- même des enfants- ayant résisté par d'autres moyens et les millions de Juifs assassinés sans la moindre possibilité de se défendre.

 

À cet instant, me vient à l'esprit l'injonction biblique:"Zahor", souviens-toi, qui donne tout son sens à cette commémoration, que l'on pourrait traduire par "Mémoire oblige". Il ne s'agit pas  d'une manifestation mortifère ou revendicative. En ce lieu de mémoire privilégié , à côté des stèles où sont gravés les milliers de noms des Juifs déportés directement depuis le camp de Beaune la Rolande vers Auschwitz sur ordre du gouvernement de Vichy, notre geste s'inscrit dans le sentiment d'une dette envers ce monde anéanti, il rejoint la tradition juive, moins tournée vers le ressassement du passé que vers la connaissance rigoureuse et  la transmission de ce qui fut.

 

Le crime de tous ces êtres humains: être nés!

 

Il s'agit de réfléchir sur ce crime contre l'Humanité, perpétré sur le sol européen, crime de masse advenu dans le silence des nations: le silence général fut à l'origine du terrible sentiment de solitude ressenti par de si nombreux Juifs de France. Le secours est venu des organisations juives, d'associations caritatives chrétiennes et des Justes des Nations, connus ou inconnus.

 

Car ce qui s'est accompli ici, comme à Pithiviers, était le début d'un crime de masse sans précédent dans l'histoire de l'Humanité- la Shoah- l'anéantissement programmé d'un Peuple, d'une langue, de sa culture, avec la complicité active du Régime de Vichy.

 

À la source de notre réflexion, il y a donc, l'impératif de la connaissance rigoureuse des faits, de leur chronologie, du cheminement idéologique qui a entrainé la séparation, l'exclusion, puis la mise à mort d'une grande partie du Peuple juif.

 

Dans cette démarche, il s'agit de ne pas raisonner en termes de chiffres, mais de penser à la destruction d'un univers fait d'hommes, de femmes, d'enfants vivants, tout en sachant qu'il y aura toujours quelque chose d'intransmissible dans le calvaire vécu dans les camps  de la mort, une mémoire sans paroles, sans images, comme celle des millions d'adultes et  d'enfants massacrés par les Einsatzgruppen sur les territoires de l'ex Union soviétique..

 

Je voudrais, à cet instant, rendre hommage aux survivants, aux disparus et aux vivants, Henry Bulawko, Zalman Brajer et bien d'autres, ceux qui n'ont pas été écoutés  après la fin de la guerre, car peu voulaient ou pouvaient les entendre, les croire." Ils avaient vu ce qu'aucun autre regard humain n’avait vu" (Georges Bensoussan).Ils et elles ont eu le courage de consacrer une grande partie de leur vie à témoigner.

 

Écouter la parole des survivants est fondamental, car" qui répondrait en ce monde à la terrible obsession des nazis d'effacer leurs crimes, si ce n'est la terrible obstination du témoignage?"(Albert Camus).

 

N'oublions pas pour autant les mots du juriste et écrivain Rabi, en 1945, "... Nous avons recommencé à être des citoyens français...mais ce que nous ne disons pas, c'est cette obsession constante, cette lancinante blessure secrète, derrière chacun de nos propos...nous n'oublierons jamais...nous avons été la balayure du monde"...

 

Cependant, la voix des témoins survivants s'affaiblissant, le rôle des historiens est fondamental dans notre quête de sens. Il est essentiel à plusieurs titres, car "la  Shoah  nourrit un immense désir d'oubli et la tendance est lourde à "vouloir tourner la page", à édulcorer l'évènement, à le banaliser ou l'instrumentaliser"(Georges Bensoussan) et même à le nier.

 

Pour l'historien, la Shoah est un fait d'histoire qui s'inscrit dans un certain cheminement politique de l'Occident. (Georges Bensoussan). L'historien nous éclaire sur la singularité de cette catastrophe où, contrairement aux massacres précédents, le projet démentiel fut d'aller chercher les Juifs aux 4 coins de l'Europe pour les convoyer jusqu'au lieu de leur assassinat ou les massacrer dans tous les Shtetels de l'ex-Union soviétique, les réduire en cendres et effacer toute trace de leur crime.

 

Ce travail d'Histoire met en lumière cette rupture dans la civilisation et, particulièrement, ce que Gérard Rabinovitch appelle "la Shoah dans la Shoah", l'extermination des enfants juifs jusqu'au dernier"(préface de "Survivre. Les enfants dans la Shoah de Michal Gans). "L'année 42 a été la plus meurtrière, mais l'assassinat des enfants se poursuivit avec acharnement jusqu'à la fin de la guerre dans les territoires occupés par les nazis"(Michal Ganz)

 

La destruction des Juifs d'Europe était au coeur du projet nazi. Il s'agissait d'expulser les Juifs du genre humain.

 

Le récit historique nous révèle cette terrible vérité:

 

La Shoah, ce n'est pas la barbarie coexistant avec le progrès technique dans une des nations les plus civilisées d'Europe", c'est les moyens de la civilisation au service du mal radical.

 

C'est aussi, comme l'a écrit Primo Lévi, cette "zone grise", faite d'hommes ordinaires, médiocres, soucieux de leur carrière, bons pères de famille le soir et les pires assassins le lendemain qui tuaient "par esprit de corps".

 

Ceci m'amène à la question de l'enseignement de l'histoire de  la Shoah en classe devant être abordée dès le CM2.

 

C'est une tâche difficile pour des enseignants dont l'une des missions est de transmettre des valeurs universelles fondées sur le respect de la dignité humaine.

 

Comment évoquer l'horreur absolue sans traumatiser ni désespérer les élèves, mais en leur donnant des clés pour déchiffrer le passé et engager l'avenir afin qu'ils deviennent des citoyens "au coeur intelligent"?

 

Cet enseignement ne peut être basé sur la seule émotion, certes compréhensible, mais qui dispense souvent de penser.

 

Comme l'a écrit Vassili Grossman, "face à l'ampleur du désastre, et contre le chagrin, il reste la digue de la connaissance et le contrepoison de l'intelligence  qui décrypte la machine de mort".

 

Les oeuvres d'Art permettent aux élèves, comme à tous, d'approcher une réalité que nous n'avons pas vécue (car "l'Art, ce substitut de l'expérience, est un chemin qui permet le retour  de l'imaginaire à la réalité"(Freud)).

 

Je pense, par exemple, au chemin tracé par Serge Klarsfeld  dans son ouvrage "Georgy", où il redonne un nom, un visage à un enfant que nous n'avons pas connu,  qui nourrit notre imaginaire et notre connaissance.

 

Je pense au très beau livre de Daniel Mendelsohn, "Les disparus"  où l'auteur a cherché, interrogé, voyagé inlassablement... afin d'arracher à l'oubli les morts sans sépulture que nous n'avons pas connus "...en même temps, et c'est le miracle de la littérature....il nous a conduits à verser des larmes qui, sans son livre, seraient demeurées exclusivement les siennes..."(Alain Finkielkraut "L'interminable écriture de l'extermination".)

 

Je voudrais citer les oeuvres poétiques, musicales, picturales créées à Térésin, qui nous font percevoir la désolation suprême et la capacité de résister à" la comédie macabre des geôliers"(Milan Kundera).

 

Et, bien sûr, les oeuvres littéraires et la filmographie  réalisées depuis la fin de la guerre nous donnent à ressentir et à réfléchir.

 

Le travail d'Histoire et de Mémoire, fondé sur notre fidélité envers tous les disparus et les "rescapés",  travail de longue haleine, requiert donc la patience, l'empathie, l'écoute, la lecture, l'étude.

 

Ce travail complexe, profond, est mis en oeuvre dans notre Région par le Cercil (déjà présenté par sa Présidente). Ce lieu est et sera pour les futures générations, comme une "sentinelle de la Mémoire", éclairant le passé et incitant à la réflexion sur les idéologies totalitaires.

 

Car le travail que je viens d'évoquer  est une nécessité absolue   pour  décrypter le présent: à l'heure où des discours populistes de tous bords se font entendre, à l'heure où certains tentent de relativiser les valeurs humanistes universelles au nom du multiculturalisme et du relativisme historique.

 

À l'heure où nous assistons au développement d'une violence sauvage sur une grande partie de notre planète: par exemple, la haine antisémite, homophobe, raciste, les atteintes aux libertés fondamentales et à la dignité des êtres humains, en particulier des femmes, les tortures, les massacres.

 

Comme l'a écrit Charles Péguy, "il faut voir ce que l'on voit", et, particulièrement, en France.

 

Comme l'éditorial du Monde, daté du 8 octobre 2012, l'indique: " il existe en France, des groupes déterminés à la violence contre les Juifs... elle relève d'une actualité récurrente : agressions de rues, tirs sur des synagogues, etc.

 

Robert Badinter avait déjà déclaré son inquiétude devant "le nouvel antisémitisme, l'antijudaïsme islamique qui se nourrit du même discours et de la même violence que le vieil antisémitisme européen, c'est la même haine des Juifs qui court comme un fil tragique tout au long de leur histoire".

 

À cet instant, comment ne pas évoquer les crimes de Montauban et de Toulouse, quand l'antisémitisme "engendre une telle haine qu'elle conduise à assassiner, de sang-froid, plusieurs enfants"(Richard Prasquier), quand il a conduit à torturer à mort Ilan Halimi.

 

(Au sein même de l'École, certains enseignants, au nom d'un "terreau social" et certains élèves, abreuvés d'images  et de discours intégristes  virulents, ont "héroïsé le tueur Mohammed Merah!)

 

Le comportement antisémite, raciste et sexiste  de ces  élèves avait déjà été analysé, il ya plus de 10ans,  dans l'ouvrage d'Emmanuel Brenner-Georges Bensoussan- "Les territoires perdus de la République". Mais cet ouvrage a  été occulté par les médias et donc ignoré d'un grand nombre de citoyens.

 

Or, "Telle est la réalité simple, crue, c'est une réalité franco-française... La prise de conscience doit être nationale" (Le Monde)

 

La Démocratie est fragile - souvenons-nous que "la civilisation ne sut pas être un abri"(Georges Steiner), mais c'est le seul Régime permettant aux Institutions de protéger les citoyens, à condition que ces Institutions ne sombrent pas dans la perversion, comme ce fut le cas pour le Régime de Vichy.

 

J'espère que, dans notre pays, nous saurons garder les yeux ouverts face à toutes les dérives du langage et du comportement, toutes les atteintes à notre Démocratie fondée sur le respect des principes de liberté, égalité, fraternité, laïcité.