Le boycott d’Israël est-il de gauche ?
Eric Marty, écrivain, professeur de littérature contemporaine à l’Université Denis-Diderot, Paris 7.
Israël est le seul Etat au monde à être menacé d’anéantissement physique de la part de puissances ou de factions étatiques (Iran, Hezbollah, Hamas…). Ces menaces ont pour arrière-fond dans les pays musulmans en paix officielle ou en paix armée avec lui (Egypte, Liban, Syrie…), une propagande antisémite systématique, soutenue ou tolérée par les gouvernements, et qui vise, avec une rare violence, à faire du « complot sioniste » l’unique responsable de tous les maux intérieurs (la mode du « Heavy metal », l’homosexualité, les pénuries de toutes sortes, la crise financière…).
Désormais, et avec une nouvelle intensité depuis la guerre de Gaza, s’ajoute le projet d’un boycott d’Israël en Europe, idée qui est devenue à ce point familière qu’elle trouve un écho favorable tantôt passif, tantôt actif dans des partis politiques français, comme le Parti Communiste ou les Verts. Le mot d’ordre, il est vrai, n’est pas toujours assumé, mais, d’une manière peut-être plus dangereuse, l’idée s’est transformée en une sorte de lieu commun, latent à une certaine opinion de gauche, toujours avide de nouveaux objets susceptibles de satisfaire son aspiration à la sainteté.
Notons que, tout comme pour les menaces d’anéantissement militaire ou pour le flot paranoïaque d’imputations criminelles, Israël est, à l’heure actuelle, le seul pays au monde, à bénéficier, en Europe, du projet de sa mise au ban des nations, et de son exclusion radicale des échanges économiques, commerciaux, culturels, techniques, universitaires. Ni la Chine, ni la Russie, ni l’Iran, ni tous ces autres pays où règne l’oppression la plus extrême, où la liberté d’expression est soit totalement bannie, soit trop dangereuse pour être pratiquée, où l’exploitation économique des masses est sans limite, où la discrimination raciale, sexiste, ethnique, politique est la norme naturelle aux yeux gouvernants et des castes majoritaires, ne font l’objet d’un mouvement militant du genre de celui qui aujourd’hui vise Israël. La lecture d’Internet montre à quel degré de criminalisation systématique Israël est aujourd’hui porté, et pose une question. Qu’est-ce que la gauche a à voir avec un boycott qui est essentiellement l’otage de mouvements des mouvements pour qui le mot « émancipation », le mot « liberté », le mot «égalité » sont des mots bannis ?
Il n’est pas vrai que l’Etat d’Israël pratique l’apartheid de près ou de loin à l’égard des israéliens d’origine musulmane, druze, bédouine, chrétienne. Ceux-ci ont les mêmes droits politiques, sociaux, sanitaires, économiques, éducatifs que les juifs. S’il y a des inégalités, celles-ci sont conjoncturelles et démenties par de nombreux contre-exemples. Et bien sûr, et contrairement à ce qui se passait en Afrique du Sud, arabes et juifs prennent les mêmes transports en commun, se transfusent le même sang, et ont des rapports sexuels qui ne sont soumis qu’aux préjugés culturels, familiaux et claniques qui règnent sans doute moins chez les juifs que dans les autres communautés. Il n’est pas vrai que la barrière ou le mur de séparation relève d’une politique de discrimination : les faits parlent d’eux-mêmes ; depuis sa construction, les attentats criminels commis par des kamikazes fanatisés sont désormais impossibles ; et c’est dans cette heureuse impossibilité que le « mur » trouve son unique fondement. Il n’est pas vrai qu’Israël ait commis des crimes contre l’humanité à l’égard des populations palestiniennes lors de la guerre de Gaza : aucun soldat israélien n’a commis de viols, de meurtres délibérés de civils, d’assassinats de masse comme il s’en est fait au Congo, en Tchétchénie, au Soudan, pour ne parler que d’exemples récents. Et si les pertes civiles israéliennes se sont révélées bien moindres que les pertes civiles palestiniennes, c’est tout simplement que les responsables israéliens, soucieux de la vie de leurs compatriotes, ont mis en place des systèmes d’alerte et d’abris, tandis que, de l’autre côté, les miliciens du Hamas, dans la logique de leur conception terroriste du combat politique, ont sciemment exposé les populations civiles en s’abritant derrière elles. S’il y a eu des crimes de guerre, c’est que la guerre est criminelle, et qu’aucune armée, même l’armée israélienne, qui la plupart du temps a pris mille précautions pour prévenir les civils des bombardements, par sms, par radio, ne peut éviter les crimes.
Je trou que la politique actuelle du gouvernement israélien n’est pas une bonne politique, même si, il ne faut pas l’oublier, jamais la Cisjordanie n’a connu une évolution politique et économique aussi prometteuse. Pour autant le gouvernement israélien ne fait aucun crédit à la paix. Ce n’est pas seulement la pression de tel ou tel minuscule parti religieux qui en est la cause, c’est à l’évidence le manque de vision du premier ministre israélien. Israël mérite-t-il pour autant une politique de boycott ? Non. Car boycotter Israël serait non seulement en faire un Etat criminel, ce qu’il n’est pas, mais l’unique Etat criminel de la région. Ce serait sanctionner de manière démesurée un peuple et un Etat au prétexte d’une politique gouvernementale ponctuelle, quand bien même ce peuple et cet Etat ont su, par le passé, montrer, en restituant le Sinaï et Gaza, qu’aucun projet colonial ne pouvait leur être imputé comme fait de structure. Le boycott relève, si l’on se place d’un point de vue politique responsable, d’une profonde myopie politique : c’est, en fait, livrer Israël aux forces et aux Etats criminels qui l’entourent, sous le seul prétexte qu’il se défend trop maladroitement ou trop agressivement face aux menaces de destruction.
Lors des dernières élections régionales, certains ont été choqués de voir qu’un mouvement d’extrême gauche, le NPA, présentait une candidate qui portait le voile, affirmant par là sa foi musulmane. Mais personne n’a apparemment prêté attention au fait qu’elle portait également un keffieh autour du cou et qu’elle avait expliqué que son adhésion au NPA avait pour origine la campagne « antisioniste » de boycott à l’égard d’Israël. En votant pour cette candidate, votait-on pour le voile ou pour le keffieh ? Pour l’égalité entre les peuples ou pour la stigmatisation du seul Israël ? Pour les deux en même temps ? Un tel fait est profondément allégorique. Le boycott, c’est cela. C’est prendre avec le keffieh, le voile, ou inversement le voile avec le keffieh. C’est, dans une sorte de pure adhésion à un clan, se refuser à penser politiquement une situation qui est essentiellement politique. C’est en s’identifiant par le boycott à un acte symbolique massif et grégaire, faire d’Israël l’unique bouc émissaire d’un conflit qui, ne l’oublions pas, a entre autres pour enjeu son élimination de la surface de la Terre.
Photo : © 2011 Erez Lichtfeld