Les juifs de France, Israël et la bataille de l’opinion par Jacques Tarnero, chercheur
Que reste-t-il des lignes de clivage idéologique qui coupaient jadis en France, l’opinion en deux camps opposés? Quelle est l’actuelle pertinence du Yalta idéologique qui perdurait depuis la Révolution française ou depuis l’Affaire Dreyfus? Quelle passion divise encore les français ? S’agit il du clavage droite/ gauche ? De la retraite à 60 ans ou la retraite à 62 ans ? D’un peu de nucléaire ou de beaucoup de nucléaire ? Serait-ce l’Europe, trop d’Europe, pas assez d’Europe ? Serait-ce la défense de l’Euro ? Qui est prêt à mourir pour l’Euro ?
Depuis la fin du communisme et de ses fausses terres promises, le champ des passions idéologiques ressemble à un désert de pierres. L’avenir radieux a disparu de l’horizon. Une seule passion idéologique survit et cette nouvelle passion n’affecte pas seulement la terre d’élection des guerres civiles idéologiques. La République française a perdu ce monopole. Cette nouvelle drogue pour l’imaginaire collectif porte un nom qui n’a plus rien à voir avec les récits des espérances passées: Israël ne possède plus le suffixe en « isme » qui avait pour fonction d’expliquer le monde ou de donner du sens. Israël comme dernier opium idéologique, celui qui mobilise, bouleverse, électrise ou dégoute. C’est par Israël que se dessine la dernière ligne de clivage idéologique qui sépare des passions opposées. C’est au rapport à Israël que l’on peut mesurer le degré de raison ou bien de passion qui irrigue l’imaginaire d’une société. Israël, et son corollaire obligé : la Palestine, la cause palestinienne. Israël / Palestine, les deux faces d’une même passion. Voilà donc le dernier clivage, celui qui perturbe les dîners en ville pour peu qu’un mauvais esprit ose aborder la question ou tout simplement fasse part de son projet de vacances à Tel Aviv. Un silence gêné marquera l’opprobre collectif jeté contre celui qui aura énoncé une telle obscénité. Pour certains, le signifiant « Israël » est devenu un mot grossier. Le nom « Israël » est un mot qui fâche. Israël est un mot qui tache, en France, dans la République des lettres en 2011.
L’actuel poids d’Israël ou plus largement du « signe juif » dans l’opinion en ce début du XXIe siècle est le produit d’une histoire complexe successivement nourrie de compassion, d’admiration, de suspicion, de réprobation, de condamnation et de relégation.
Comment le statut du « signe juif » a-t-il pu passer de la compassion pour les victimes de la shoah à l’admiration pour le jeune Etat d’Israël et de l’admiration à la réprobation puis à la condamnation généralisée. Le moment présent annonce même autre chose : à la démonisation s’ajoute un autre projet, celui de l’effacement progressif de la légitimité de l’Etat des juifs pour lui substituer, par glissements progressifs, une autre légitimité, celle de la Palestine. Dans cette mécanique infernale la bataille de l’opinion est fondamentale car c’est progressivement que cette construction s’est mise en place. L’analyser ne signifie pas pour autant la déconstruire, mais il importe de la regarder de près pour la combattre.
C’est une équation à trois inconnues que nous devons considérer : les juifs de France, Israël et l’opinion. Trois termes flous, dont la résonnance en termes de fonctionnement est évolutive. Le « signe juif » s’articule autour des deux premiers : « juifs de France » et « Israël ». « L’opinion », ou le regard porté sur les deux premiers termes, mérite lui aussi d’être précisé.
Tant que les juifs ont véhiculé l’image de leur antique malheur, celle des victimes de la shoah, la gauche n’avait pas eu de mal à les aimer avait déclaré en l’occurrence François Furet dans un article de presse. Israël, ainsi considéré à ses débuts comme l’Etat des survivants, fut accepté, louangé et admiré dans les mêmes termes et pour les mêmes raisons. Dans l’imaginaire de l’époque, l’opinion en France découvre que torture fut aussi le fait de la République en Algérie. A la première culpabilité collective (pas encore nommée shoah) vient s’ajouter celle de la guerre d’Algérie. Une double dette morale affecte tous les mécanismes de construction de l’opinion et l’attribution du prix Goncourt 1959 à André Schwarz Bart pour Le dernier des Justes confirme l’installation dans le paysage idéologique d’un rapport de compassion admirative pour le signe juif. Israël est ce petit Etat courageux qui a refusé le funeste sort d’Ernie Levy, le dernier des Justes.
La victoire de l’armée israélienne contre les armées arabes coalisées change la donne. Dès que le statut symbolique d’Israël cessa d’être celui des victimes, la compassion céda le pas devant la suspicion. Comment l’Etat des humiliés et des offensés pouvait-il devenir vainqueur ? Comment avait-il pu vaincre trois armées arabes durant la guerre des six jours? L’admiration sera de courte durée. Les mots de De Gaulle sur le « peuples d’élite sur de lui même et dominateur » introduiront ce que Raymond Aron nommera le « temps du soupçon » pour les juifs de France. Le négationnisme (de la réalité de la shoah) et ses avatars vont caractériser la fin des années 70. Aidé dans sa mécanique par le « il est interdit d’interdire », ce mauvais rejeton de la pensée-68 et de la revanche du vichysme sur De Gaulle va ébranler le poids de la culpabilité porté par la shoah. Des tabous explosent et permissivité aidant, le « signe juif » se trouve soudain désemparé devant la multitude des agressions dont il est désormais l’objet : du gauchisme d’une part, qui a fait de la Palestine la cause substitutive de la guerre d’Algérie et d’autre part par une extrême « Nouvelle droite » décomplexée qui se réapproprie de vieux schémas antijuifs remis au goût du jour. Le cinéma, la littérature, psychologisent ou esthétisent ce qui jusqu’alors restait dans l’indicible ou l’irreprésentable.
1982 et la première guerre du Liban marquent une première étape dans le basculement vers la condamnation d’Israël. « Les palestiniens dans Beyrouth, comme les juifs dans le ghetto de Varsovie » titre sans vergogne Témoignage chrétien. La bouffée délirante va durer et la réprobation d’Israël s’installe dans l’opinion. La seconde intifada (2000) ou l’affaire de la flottille de la paix vers Gaza ne feront que consolider et installer la stigmatisation d’Israël, coupable par nature. De la réprobation on est passé à la condamnation absolue. Israël= nazi. Cette religion de la haine d’Israël, cette haine pavlovienne qui agite les foules va être reconduite quoi que fasse Israël. Irrationnelle, compulsive, de plus en plus violente, elle est une caractéristique quasi pathologique de cette politique du ressentiment si présente en France qui a fait d’Israël l’explication magique de sa souffrance sociale. Plus grave est le suivisme médiatique de ce qu’il est convenu de nommer le « politiquement correct ». Les vieux clichés de la lutte de l’opprimé, du faible, du colonisé, contre son bourreau colonisateur ont toujours cours quelque soit la fausseté de ces accusations. Les mythes du tiers-mondisme sont toujours actifs pour une jeunesse en manque de « justes causes ».
L’illusion fut de croire que la chute du mur de Berlin et la fin du communisme signaient la fin des idéologies. C’était sans compter avec ces ruses dont l’histoire a le secret, celle dont Malraux avait entrevu le retour, c’est à dire le triomphe du religieux au XXIème siècle. Là où certains prédisaient la « fin de l’histoire », d’autres clairvoyants annonçaient « le choc des civilisations ». Bien sûr, tout ce que la planète compte d'âmes généreuses s’est efforcé de conjurer ce mauvais présage : confondant « Mein Kampf » et une projection politique, les grands esprits, heureux de la promesse du métissage planétaire, (après avoir été heureux de la promesse d’avenir radieux), n’ont pas voulu voir venir ce que la mondialisation charrie aussi dans ses soutes : les dieux des uns et les dieux des autres, avec l’apocalypse en prime. Parallèlement, le marché devenu roi imposait sa règle: les bourses, si expertes en économies virtuelles autant qu’en crises réelles, sont aveugles devant les effets malicieux que leur vacuité civilisationnelle génère : dieu y pourvoira. Cette nouvelle donne géo-idéologique, certains ne veulent pas la voir, tant la cause palestinienne, la Cause des causes, interdit de voir le monde réel.
Tandis qu’en Iran un apprenti Hitler perse met au point sa bombe islamique, sous nos latitudes, on feint de ne pas considérer son projet comme une menace prioritaire. Dans nos banlieues, tandis que des jeunes femmes, de culture musulmane, refusent quotidiennement leurs divers enfermements grillagés ou voilés, nos fins esprits font la promotion de la respectabilité de leurs bourreaux à Gaza. Ce sont ces mêmes fins esprits qui estiment que la promotion du boycott d’Israël fera progresser la paix dans la région. Avec une bonne conscience assurée, ces partisans de la myopie estimaient déjà que l’abandon des Sudètes allait garantir la paix, comme ici on estime que la paix civile passe par la complaisance avec la charia. Les époques diffèrent mais les comportements restent les mêmes. Tandis qu’on s’est gargarisé jusqu’à l’indigestion de « plus jamais ça », de « devoir de mémoire », de « vigilance républicaine », nous voilà confrontés au « ça ». « Ça » est devant nous, avec sa bombe à l’essai, son jihad comme discours de la méthode, et sa burqa comme marque de fabrique.
Ainsi par deux fois, les français (de gauche et les autres), ont pu apprendre au cours des débats destinés à désigner le candidat socialiste à l’élection présidentielle de 2012, que si Martine Aubry était élue présidente, elle « reconnaitrait la Palestine ». Dans son avant dernière profession de foi, face à ses cinq concurrents, sur BFM TV le 5 octobre, Martine Aubry, pour dénoncer la politique de l'actuel Président de la République, avait fustigé cette "France qui ne reconnait pas la Palestine". Dans son ultime face à face avec son rival, François Hollande, Martine Aubry, a ajouté une précision : elle « reconnaitrait » aussi, Israël. Ce fut le seul point de politique étrangère à être évoqué dans ces débats des primaires. La cause de la Palestine fut la seule à être défendue, brandie en arbre qui cache la forêt des misères du monde. Les autres peuples en lutte, celui du Darfour napalmisé par l’armée soudanaise, les chypriotes occupés par l’armée turque, le peuple tibétain écrasé par la Chine, les kurdes massacrés par l’Iran et la Turquie, les Birmans sous le joug, les Bahaïs persécutés, les Kabyles muselés, les chrétiens menacés dans le monde musulman, des coptes mitraillés au Caire, il ne fut pas question.
Pourquoi et comment la candidate déclarée à la fonction présidentielle a-t-elle pu afficher cette préférence, cette position ? Comment une déclaration aussi énorme a-t-elle pu être émise sans choquer ?
Faut-il considérer que les produits israéliens ne sont plus les seuls objets soumis à la vindicte du boycott anti israélien proposé par certains ? Faut-il aussi penser que le label « Israël » figurant sur la couverture d’un livre soit désormais un stigmate repoussant au point d’être refusé à la vente par certains libraires ? Faut-il estimer que le thème « Israël » constitue à ce point une sorte de menace sulfureuse pour être mis à l’écart dans les médias ? Faut-il estimer que toute expression témoignant de l’empathie pour l’Etat des juifs constitue désormais une faute de goût tellement nauséeuse qu’elle fasse fuir tous les bons esprits de notre République des lettres ? L’omerta absolue qui a frappé les travaux de Pierre André Taguieff sur les formes actuelles de la judéophobie accrédite les questions qui précèdent. De quoi cette mise au rebut est-elle le signe ? Comment au pays de l’impertinence intellectuelle peut-on refuser d’entendre certaines questions ? Que signifie cette surdité sélective ?
Le « signe juif » n’est accepté, considéré, qu’à la condition de rester dans les catégories qui furent traditionnellement les siennes et on n’honore les victimes de la shoah que pour mieux en accabler les survivants ayant eu le tort d’émigrer en Israël. La shoahlâtrie se conjugue aisément avec l’israélophobie la plus extrême et il n’est plus nécessaire aujourd’hui de contester la réalité du projet nazi et sa mise en œuvre pour mettre en cause la légitimité d’Israël, si tant est qu’Israël devrait son droit à exister qu’en tant que réparation de la shoah. Il ne reste plus que ce ringard de président iranien à inviter des négationnistes. Désormais le dernier chic progressiste consiste à ajouter ses larmes aux torrents anti fascistes déjà dégoulinants pour affirmer que les nouveaux nazis sont les israéliens et qu’en tant que tels, le « régime sioniste » dont ils sont issus doit être anéanti. Tel est le sens de la mise en équivalence de l’étoile de David avec la croix gammée telle qu’elle est désormais affichée dans toutes les manifestations « anti impérialistes ». Quel bonheur pour l’ONU et son grotesque Conseil des droits de l’homme, de trouver un juge juif pour accuser Israël de crimes contre l’humanité ! Après Durban 1 et 2, nazifier Israël est bien l’argumentaire suprême de sa délégitimation. La question n’est donc plus la « question juive », mais bien sa mutation en « question Israël». Ce qui ferait problème serait cette étrange enclave du bout de la Méditerranée, étrangère à son environnement, refusant de se dissoudre. Le « signe juif » n’est accepté, considéré, qu’à la condition de rester dans les catégories qui furent traditionnellement les siennes et on n’honore les victimes de la shoah que pour mieux en accabler les survivants ayant eu le tort d’émigrer en Israël.
Le bon sens ou l’esprit critique minimum ont-ils déserté la sphère publique ? « Les gens » ne sont pas dupes, et « l’opinion » est inquiète devant les transformations de leur propre environnement, de celui de leurs enfants à l’école. Cependant la connexion entre les menaces diffuses qu’ils perçoivent et la situation d’Israël ne s’est pas encore faite. Le matraquage médiatique est tel que dans ces moments où l’indignation tient lieu de pensée, la force israélienne contre des enfants lanceurs de pierre, celle des Gavroche contre des Robotcop fait que l’opinion est davantage prête à verser une larme sur Gavroche, même si cette histoire est une fable mise en scène. La machine idéologique ne se limite pas à faire pleurer, elle énonce des mensonges comme France 2 a pu en produire dans cette émission « un œil sur la planète » (2011) et ces mensonges accablent Israël. Il est très difficile de lutter contre la puissance mensongère de cette machine médiatique. Cela implique un effort intellectuel énorme, d’aller chercher l’information contradictoire etc. Aussi faut-il s’affranchir du poids de la culpabilisation collective qui dénonce comme raciste toute mise en cause de ce dispositif. C’est le prix dramatique de l’antiracisme religieux des années 80 : l’arbre Le Pen cachait la forêt islamiste, ou la jungle de la Propalestine. Aujourd’hui la bonne conscience à 3 euros submerge tout. Le discours des média est-il le reflet de l’opinion ? Comment mesurer cet écart. Ce qui est évident dans le regard global porté sur ces questions c’est le refus de prendre la mesure globale de l’affrontement : Israël est LA ligne de front. Aznar l’ancien premier ministre espagnol a eu ce mot d’avertissement pour les européens : « si Israël tombe, nous tomberons tous » Ce cri d’alarme ne veut pas être entendu.
Photo : © 2011 Erez Lichtfeld