On accuse parfois les Juifs, ou certaines organisations juives, de faire entendre des «points de vue juifs» dans des domaines où leur expression serait superflue voire incongrue. Mais il me semble qu’en réalité c’est souvent le contraire qui se produit: on impose aux Juifs de se prononcer publiquement en des circonstances où ils préféreraient rester silencieux, ou du moins ne s’exprimer qu’en tant que simples citoyens et non en tant que Juifs. Le débat sur la légitimité d’un «point de vue juif» est alors une mauvaise querelle, qui nous en apprend moins sur les Juifs eux-mêmes que sur l’environnement dans lequel ils vivent.
Un exemple. C’était il y a quelques années, à une époque où un comique nommé Dieudonné entamait un parcours qui devait le conduire sur les positions antisémites et négationnistes qui sont l’apanage de la droite la plus extrême. Un commentateur expliqua alors à la télévision que les propos de Dieudonné visant les Juifs étaient regrettables, car ils risquaient de provoquer une grande émotion «au sein de la communauté juive».
Le commentaire était plutôt bien intentionné, mais j’ai failli en tomber de ma chaise.
Pourquoi, en effet, invoquer à ce propos «la communauté juive»? L’émotion, face à des propos antisémites, ne devait-elle pas être le fait de tout un chacun? Si un individu avait proféré des insultes contre les Noirs ou contre les Arabes, je n’aurais pas hésité un instant à condamner ces propos, bien que n’étant ni noir ni arabe, et je n’aurais pas justifié mon indignation par le fait que de tels propos offenseraient les Noirs ou les Arabes mais par des arguments citoyens ou tout simplement humains. Les propos antijuifs de Dieudonné peuvent concerner un point de vue antiraciste, un point de vue citoyen, mais pourquoi un point de vue juif?
Nous voyons bien, dans cet exemple, le mécanisme pervers par lequel les Juifs sont poussés en avant, incités à répondre aux attaques les visant. Quitte à ce qu’on les accuse, l’instant d’après, de monopoliser la parole publique par leurs plaintes contre les antisémites.
Ce que je viens de dire sur la lutte contre l’antisémitisme peut s’appliquer, mutatis mutandis, à la défense des intérêts essentiels de l’État d’Israël. Naguère, dans un article qui fit scandale, Tariq Ramadan avait taxé de communautarisme juif des gens qui ne sont nullement juifs mais qui ont le tort, à ses yeux, d’avoir sur le conflit israélo-arabe des vues différentes des siennes. L’article de Tariq Ramadan fit scandale, bien au-delà de la communauté juive. Mais les gens ne sont pas toujours aussi vigilants, et parfois les Juifs se sentent seuls.
Face à des rhétoriques anti-israéliennes qui font l’effet d’un rouleau compresseur, il arrive que des Juifs se laissent convaincre que la raison n’a plus sa place dans le débat, que tout se joue entre d’une part les Juifs et les amis des Juifs, et d’autre part le reste du monde. Je ne veux pas jeter la pierre à ces Juifs-là car, s’agissant de la défense d’Israël comme de la lutte contre l’antisémitisme, c’est la perception d’une carence au plan social qui les a poussés à se porter ainsi sur le devant de la scène. Je n’ignore pas non plus la perversion qui consiste à leur reprocher une dérive communautariste, après qu’on les a contraints à choisir une telle posture. Il n’empêche: nous devrions être les premiers à dire haut et fort qu’un point de vue qui défend les Juifs n’est pas nécessairement un point de vue juif, et qu’il y a des critères de vérité et de justice qui transcendent toutes les appartenances.
La polarisation des Juifs sur les causes juives a un autre effet pernicieux: elle masque à terme l’implication des Juifs dans des causes universelles, des questions de civilisation qui nous concernent tous et sur lesquelles le concept de «point de vue juif» peut être pertinent. Et si j’en veux aux polémistes antisionistes contre lesquels j’ai dû ferrailler au cours des années 2000, ce n’est pas seulement parce qu’ils propageaient le mensonge et attisaient les haines ici en France, ce n’est pas seulement parce qu’ils portaient atteinte à la cause de la paix israélo-arabe à laquelle je suis attaché de très longue date, c’est aussi et peut-être surtout parce qu’ils détournaient nos forces des combats auxquels en tant que Juifs nous aurions dû nous consacrer davantage. A cet égard, la parole juive porteuse des exigences d’égalité et de justice n’a pas été suffisamment entendue. Mais il n’est jamais trop tard pour réparer.
La même tradition qui nous ordonne le souvenir d’Amalek, le prédateur de notre peuple, et qui nous enseigne que lorsqu’un assassin nous menace nous devons précéder son geste et le tuer, cette même tradition nous impose de sauvegarder les droits de l’étranger, car nous avons été nous-mêmes étrangers en Egypte, et de poursuivre assidûment la justice, et que le respect de la vie vient avant toute chose, et que si Adam et Eve ont été créés uniques c’est afin que nul ne puisse se prévaloir d’un droit résultant de sa naissance, et que les animaux comme les arbres de nos champs doivent être pour nous des objets de compassion. Autant de préceptes inscrits dans notre patrimoine, qui fondent des «points de vue juifs» sur les grandes questions des sociétés humaines. Ces points de vue, qui expriment aussi des savoirs spécifiques, méritent d’être étudiés et diffusés, non pas comme moyen de défense des intérêts juifs mais en tant que contribution juive à la collectivité.
Tout cela appelle un autre débat, sur lequel je n’ai pas le temps de m’engager ici mais qui est important en soi: qui parle au nom des Juifs? «Deux Juifs, trois opinions», dit le proverbe, et cette idée reçue rejoint l’exigence de pluralisme qui est essentielle au bon fonctionnement d’une collectivité, juive ou pas. Cependant, un tel pluralisme de principe peut être mis au service de combats douteux: Juifs pour Marine Le Pen, Juifs antisionistes, Juifs pour Jésus, que sais-je encore.
Il est vrai que tous les points de vue non contraires à la loi et à l’ordre public sont en droit de s’exprimer, et parmi eux les points de vue juifs sur tous les sujets imaginables. Mais il y aurait de l’imposture à faire passer pour également représentatifs des points de vue ultra-minoritaires et des points de vue largement partagés. La responsabilité non pas seulement des institutions juives mais des individus juifs – y compris les adeptes des points de vue minoritaires – est de faire savoir clairement où est la majorité et en quoi consiste le consensus. Sans cela, il n’est pas de débat possible et le concert des points de vue se réduit à une cacophonie qui est la négation même de l’idée de démocratie.
Photo : © 2011 Erez Lichtfeld