Le CRIF en action
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Publié le 7 Avril 2005

Hommage de Roger Cukierman à Rachi

Roger Cukierman, le président du CRIF, a pris la parole lors d’un colloque consacré à Rachi, le grand talmudiste français du Moyen-Age, le mercredi 6 avril à Paris. Ce débat était organisé par la revue Passages, l’association ADAPes, en collaboration avec la Monnaie de Paris et RCJ.



On lira ci-dessous le texte de l’intervention de Roger Cukierman.


Nous vivons une période de célébrations. On nous parle de Herzl, de Sartre, d’Aron, de Tocqueville, de Montesquieu. Ce que nous commémorons aujourd’hui remonte plus loin dans le temps, à l’époque où les croisés partaient à la conquête de Jérusalem. Les Juifs, dont la présence sur le territoire français ou gaulois remonte à 2000 ans, étaient déjà intégrés dans la société française, tout en pratiquant leur religion. Rachi en est un exemple saisissant puisqu’il était à la fois un brillant talmudiste, un penseur, un linguiste dont le souvenir a survécu et aussi un viticulteur vivant dans son temps et avec son temps.

Loin de l’érudition des rabbins et des savants ici présents, je vais tenter quelques mots sur Rachi dont nous célébrons cette année le 900ème anniversaire de la mort.

Il y a près de mille ans, en 1040, est né, ici même, en France, à Troyes en Champagne, Chelomo Yitshaki, dit Rachi, l’un des maîtres les plus éminents de la pensée juive.

D’autres que moi, avec des voix plus autorisées, vous diront l’apport considérable de ce génial commentateur de la Bible et du Talmud, de cet auteur de plusieurs centaines de responsa qui font autorité, de ce grammairien avisé, de ce poète, aussi.

Je voudrais, pour ma part, insister sur quatre spécificités qui, à mon sens, ont marqué la vie et l’action de Rachi et témoignent de son étonnante modernité : La clarté du propos, l’intégration dans la nation, l’esprit de tolérance et le souci constant de la transmission du savoir et de la mémoire.

Clarté dans le propos tout d’abord.

Il y a quatre manières d’interpréter le texte biblique connues sous les noms de Pschat, (sens simple), Rèmez (sens allusif), Drach (interprétation), et Sod (sens ésotérique) dont l’acrostiche forme le mot pardes qui évoque la douceur exquise des beaux jardins.

Délaissant les analyses mystiques et les méandres de l’interprétation ésotérique du Sod et le sens allusif du Rèmez, Rachi opta pour un style concis dans un langage simple en s’attachant essentiellement au sens évident, c’est-à-dire à celui qui vient spontanément à l’esprit du lecteur, le Pschat en lui adjoignant souvent le Drach, l’interprétation, qui permet une meilleure compréhension du texte.

Il a ainsi, d’une certaine manière, inventé une pratique du prêche rabbinique qui propose une lecture actualisée des textes anciens et qui permet d’établir un contact vivant entre l’orateur et sa communauté. Tout cela nous paraît aujourd’hui évident. Cela fut, à l’époque, une véritable révolution.

Cet immense exégète qui étudia à Worms et à Metz avant de fonder sa propre école à Troyes avait la modestie de reconnaître que « les maîtres apprennent des discussions avec les élèves ».

La deuxième particularité que je souhaite mettre en lumière, c’est l’intégration parfaite de Rachi à la société française de son époque. Il eut la chance, du moins au début de sa carrière, de vivre dans une Champagne paisible et, comme nombre de ses concitoyens, il se lança dans la viticulture. Ce vigneron juif, qui pratiquait avec bonheur ce qui est devenu aujourd’hui le vieux français, était tellement imprégné de la langue de son pays natal, qu’il n’hésitait pas à proposer, chaque fois qu’il le jugeait utile, et dans une translittération hébraïque, l’équivalent en français de l’époque, des mots hébraïques difficiles à comprendre. C’est ce qu’on appelle en hébreu les laazim : 1500 mots dans son commentaire biblique, 3500 dans celui du Talmud. Une véritable mine qui fait aujourd’hui le bonheur des chercheurs et des linguistes, spécialistes du vieux français.

Cette parfaite intégration de Rachi dans le monde dans lequel il vivait apparaît d’une manière encore plus évidente quand on réalise que son influence s’étendait bien au-delà de la communauté juive. Ainsi, le moine franciscain, Nicolas de Lyre, qui lisait Rachi dans le texte et se référait souvent à lui ou encore Martin Luther qui s’en inspira tout comme les commentateurs réformistes.

Troisième aspect : Rachi tolérant. Rachi eut deux filles, certains disent trois, Yochebed, Myriam et, peut-être, Rachel. A une époque où l’enseignement de la Thora aux femmes n’était pas communément admis, Rachi encouragea ses filles à étudier les textes sacrés. Elles épousèrent d’ailleurs de grands érudits. Réputées pour leur science et leur sagesse, les filles de Rachi portaient, dit-on, les tefillin - les phylactères, et observaient toutes les mitsvot - prescriptions de la loi juive, y compris celles dont les femmes juives sont dispensées.

Féministe avant l’heure, Rachi ouvrit la voie, il y a près de mille ans, à l’implication et à l’émancipation de la femme juive.

Souci constant de la transmission, enfin. Rachi, par-delà son immense talent, sut s’entourer de disciples comme Simha ben Samuel de Vitry ou Jacob ben Samson. S’il n’eût que des filles, son enseignement fut toutefois poursuivi par ses gendres et ses petits-enfants. Et c’est ainsi qu’émergea la fameuse école des Tossafistes, celle des commentateurs qui ont ajouté leurs textes à ceux de Rachi sur la Guémara, le talmud de Babylone.

Je vous parlais tout à l’heure de la Champagne paisible dans laquelle vécut Rachi. L’antisémitisme, hélas, assombrit la fin de sa vie. La première Croisade, en 1095, avec ses débordements antijuifs, notamment en Rhénanie, l’affectèrent profondément, influant sur son état de santé.

Rabbénou Chelomo Yitshaki, dont nous célébrons aujourd’hui le 900ème anniversaire de la mort, était aussi désigné sous le nom de Rabbane Chel Israël, le Maître de tout Israël.

Nul, plus que lui, n’a mérité un tel hommage.