« Le maire d’une commune des Deux-Sèvres a récemment falsifié l’histoire et la mémoire en imposant une lecture aseptisée des circonstances de l’arrestation de notre camarade Ida Grinspan qui devait être évoquée à l’occasion de la « journée nationale du souvenir des victimes et des héros de la Déportation » (25 avril 2010). Il ne fallait plus parler du rôle des gendarmes dans l’arrestation des Juifs car cela pouvait nuire à l’image contemporaine de la Gendarmerie… Alors, imaginons, camarades déporté-e-s et vous tous réunis ici, cette relecture de l’histoire, et tentons, non plus de nous souvenir mais d’oublier.
Oublions que le gouvernement de Vichy qui a suivi, voire précédé, la politique antisémite allemande, arrêta et interna les Juifs étrangers à Pithiviers et Beaune-la-Rolande avant de les livrer aux autorités allemandes.
Oublions qu’instrumentalisant la détresse nationale, le gouvernement de Pierre Laval justifiait les arrestations et les internements de Juifs en réponse à un sentiment xénophobe de nombreux Français.
Oublions encore que ce fut la police française qui procéda aux arrestations de la terrible rafle du Vel d’Hiv, le 16 juillet 1942.
Oublions que ce furent les gendarmes français qui gardèrent les camps d’internement … en particulier ceux de Pithiviers et Beaune-la-Rolande.
Oublions que ce furent les gendarmes français qui, dans les deux camps, séparèrent les enfants des mères avant leur déportation et leur extermination.
Oublions que le premier pas vers l’assassinat de milliers d’enfants, de femmes et d’hommes était ainsi réalisé par les autorités françaises et que les camps d’internement français font partie intégrante du processus de destruction des Juifs d’Europe.
… Evidemment, sans les gendarmes et les policiers français, il n’y a plus d’arrestations, et beaucoup moins de déportations… Que de vies auraient été ainsi sauvées ! En bref c’est la Collaboration elle-même qui est niée ! Comment peut-on alors même que l’on est en charge d’un mandat électif se comporter aussi légèrement ? Les excuses ne peuvent y suffire. Il s’agit ni plus ni moins d’une forme de négationnisme, tout à fait inquiétante. Les idées extrêmes auraient-elles progressé subrepticement jusqu’à devenir banales et presque honorables ? N’y aurait-il pas là des relents de cette France profonde que fut Vichy ?
Soulignons toutefois qu’il s’agit là d’un événement exceptionnel et espérons qu’il le restera dans une nation préoccupée et respectueuse de la mémoire de la Shoah. Notre rassemblement en ce lieu aujourd’hui en témoigne. Ici, à l’aube d’un monde nouveau, en 1946, une poignée d’hommes et de femmes, survivants des Camps de la Mort sont venus poser les premières pierres de la mémoire. Cette actualité récente nous fait sentir combien cette mémoire est avant tout un édifice, une construction, un travail, un investissement. Apprenons-le aux nôtres, à nos descendants, réels et symboliques, je songe à toutes celles et tous ceux qui en France travaillent à entretenir la mémoire. Soyons tous ensemble une vigie intraitable devant les nettoyeurs et falsificateurs de l’histoire.
Pithiviers et Beaune-la-Rolande sont, dans le miroir de l’histoire, l’incarnation de cette époque maudite, celle qui suivit la défaite de la France, l’occupation, le triomphe de l’idéologie nazie avec ses funestes conséquences. Ce fut aussi, ne l’oublions pas, tout comme dans les autres camps créés par Vichy, des lieux d’expression de la grandeur : de celles et ceux qui à l’extérieur des camps tentèrent d’aider, de soulager les douleurs des internés, qui privés de liberté, s’accrochaient à l’espoir de lendemains meilleurs, s’apportant un mutuel réconfort, dans un dénuement souvent total avant d’être livrés à leurs bourreaux.
Nous, anciens déportés juifs, qui survécurent à la tourmente destructrice des nazis, nous avons appris, à l’école du mal que furent les camps, l’impérieuse nécessité de combattre les valeurs proférées par les nazis, celles qui sont au fondement d’Auschwitz. Et n’oublions pas justement que l’Europe a été fondée sur des valeurs démocratiques, à l’opposé de celles du National-Socialisme. Bientôt, nos rêves de faire vivre les valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité seront totalement entre vos mains, hommes et femmes de bonne volonté, professeurs, historiens, politiques, citoyens, de France et d’Europe.
Si depuis 65 ans les anciens déportés ont organisé cette manifestion, le temps de la transmission est maintenant proche. Elle sera heureusement facilitée par l’existence du CERCIL, Centre d’étude et de recherche sur les Camps d’internement du Loiret et la Déportation juive, à qui l’Union des Déportés d’Auschwitz remettra un jour les clés de cette manifestation qui doit demeurer unique et annuelle. Voilà un bel et lourd héritage et nous savons que vous saurez le faire perdurer et fructifier. Nous laissons aussi en héritage ce travail que j’aime et que nous avons réalisé pour les générations futures, Mémoire Demain, dvd-rom, magnifique outil pédagogique utilisant les moyens modernes et notamment la 3D qui permet de rester durant près de 9 heures en compagnie de 20 anciens déportés sur les sites des camps d’Auschwitz et de Birkenau.
Et comme les anciens n’ont pas encore dit leur dernier mot, je voudrais évoquer ce projet hautement souhaité, celui de la création, à Birkenau, d’une antenne muséographique sur la destruction des Juifs d’Europe. En effet, si le camp d’Auschwitz est le symbole du martyr Polonais, c’est à Birkenau que les Juifs d’Europe furent exterminés. Nous avons ensemble à préserver la sacralité des lieux où fut commis le crime contre l’humanité et faire comprendre au monde la spécificité de la Shoah. Pour cette mémoire et également parce que le site d’Auschwitz est aujourd’hui inadapté au nombre de visiteurs, nous demandons cette création muséographique. Tel est le sens de la motion que nous avons adoptée dernièrement à l’unanimité lors de notre dernière Assemblée Générale de l’Union des déportés d’Auschwitz. Nous tenions à nous en exprimer ici car il s’agit d’une entreprise qui nous concerne tous. Ce sera aussi honorer le souvenir de ceux et celles qui furent abandonnés à Beaune-la-Rolande et Pithiviers, envoyés à Birkenau pour y être exterminés
Photo : D.R.