Tribune
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Publié le 8 Février 2013

Une vie insupportable

 

Par Abdulrahman Shamlan et Muaadal Al-Maqtari

 

La majorité des 50 000 Juifs du Yémen a émigré en Israël en 1948. Aujourd’hui, ceux restés sur place vivent dans une peur constante et cherchent à partir pour de bon.

 

La communauté juive du Yémen, déjà réduite, essentiellement située dans le nord-ouest de la province d’Ammran est désormais menacée de disparition. Les Juifs continuent de partir à cause des brimades croissantes, des persécutions et du manque de sécurité. Sur les centaines de familles qui habitaient autrefois la ville de Raida dans la province d’Ammran, à une soixantaine de kilomètres au nord-ouest de la capitale Sanaa, seules quatre sont restées. Plusieurs membres vivent déjà en dehors du pays, principalement aux États-Unis et en Israël, et beaucoup de ceux qui vivent encore au Yémen pensent, eux aussi, à plier bagage. Selon Suleiman Yahya, 45 ans, rabbin de cette communauté qui reste encore la plus grande du Yémen, le nombre total de Juifs à Raida ne dépasse pas la centaine.

 

Le seul autre groupe juif de ce pays pauvre compte 56 personnes (selon leur rabbin Yahya Yusif Mosa). Ils habitent dans le quartier résidentiel protégé de Sanaa, où ils se sont installés en 2007, à cause du mouvement Houthi soutenu par l’Iran, qui les avait forcés à quitter leur maison.

 

Les deux communautés juives sont rarement en contact sauf à l’occasion d’événements spéciaux ou de mariages.

 

Yahya arbore les vêtements traditionnels yéménites, dont une thawb (longue robe blanche), un manteau et un foulard noué autour de sa tête. Il mâche continuellement des feuilles de qat, plante narcotique consommée journellement par plus de la moitié des Yéménites. La seule chose qui l’identifie comme juif est ses papillotes bouclées. La maison de deux étages de Yahya, où son père de quatre-vingts ans, forgeron, vit aussi, est entourée par les demeures de ses frères.

 

Mon fils étudie à… New York…

 

Au départ, il se montre un peu réticent à parler, mais comme tout Yéménite qui se respecte, il ne peut pas ne pas faire preuve d’hospitalité. Il est assis seul, dans son salon simplement meublé. Dans cette région si éloignée de tout, il y a un mini-ordinateur portable connecté à Internet, à ses côtés un vieux dictionnaire arabe-anglais abîmé et sur la petite table placée juste devant lui, deux sacs remplis de feuilles de qat.

 

Sur le mur : un poster d’un chanteur israélien d’origine yéménite. L’ordinateur portable est son principal moyen de communication avec cinq de ses neuf enfants et les autres membres de la famille qui habitent hors du Yémen. Après un échange de politesses qui dure un petit moment, il finit par entrer dans le vif du sujet : « J’ai trois fils qui étudient hors du Yémen. L’un est à New York, le second dans le Michigan ».

 

Et après une petite pause, il reprend hésitant : « le troisième étudie… euh… à… à… New York », lâche-t-il finalement, pour ne pas avoir à dire Israël. Il craint que cela ne se sache et qu’il ait des ennuis avec ses voisins, qui voient Israël comme un État occupant. Enfin, continue-t-il : « deux de mes filles ont immigré aux États-Unis après s’être mariées ».

 

Bien qu’il insiste sur le fait qu’aucun de ses enfants ne vive en Israël, il admet que beaucoup de juifs yéménites, dont des membres de sa famille, sont partis là-bas, où, d’après lui, les conditions de vie sont bien meilleures. D’ailleurs, il n’y a pratiquement pas de Juifs âgés de 16 à 30 ans au Yémen, tous vont étudier à l’étranger.

 

Yahya travaille comme professeur dans une petite école établie par la communauté juive. Mais il ajoute être une exception. Presque aucun Juif ne travaille. Ils vivent d’allocations versées par le gouvernement et de l’argent envoyé par leur famille.

 

Tendance au repli

 

Sur ce point, Abdul-Atif al-Madhabi, un activiste pour les droits de l’homme, spécialiste de la communauté juive, a une explication : « Si presque tous les Juifs du Yémen ne travaillent plus, c’est que d’autres ont commencé à apprendre leurs métiers (orfèvrerie, charpenterie, marchand de bestiaux).

 

Les clients préfèrent alors traiter avec leurs concurrents musulmans en qui ils ont davantage confiance. De plus, les Juifs reçoivent de l’argent de leur famille à l’étranger, donc ils n’ont pas besoin de travailler. Enfin, le manque de sécurité est un facteur non négligeable. » Récemment, la plupart des Juifs ont effectivement commencé à s’isoler en raison des agressions et des harcèlements de la société tribale qui les entoure. Yahya le confirme : « Il y a quelques mois, après le cambriolage de ma maison, j’ai arrêté de rendre visite à mes voisins. Je n’ai plus participé aux soirées où l’on consommait ensemble du qat et je ne reçois plus chez moi. Ce vol s’est déroulé alors que je n’étais pas à Raida. Les voleurs sont entrés chez moi tard la nuit et m’ont dérobé 32 millions de riyals (presque 150 000 dollars).

 

La somme était composée d’or et d’argent liquide, dont la moitié était destinée aux familles qui ont déjà quitté le Yémen. » Madhabi, lui, voit un phénomène qui va bien au-delà des vols. « En 2008, l’assassinat d’un Juif à Ammarn par un pilote a provoqué le départ de dizaines de familles et poussé beaucoup d’autres à s’isoler, par insécurité. Et un autre événement est également survenu : une jeune fille juive s’est enfuie avec un Musulman avant de se convertir à l’Islam et de l’épouser. » Un scandale, une honte, pour les Juifs du Yémen, explique Madhabi. Pour toutes les autres tribus ou familles, elle avait jeté l’opprobre sur sa communauté, intensifiant encore davantage sa tendance au repli.

 

« Une affaire entre Dieu et soi »

 

Yahya décrit l’école juive de Raida où il enseigne : « Les disciplines dispensées sont l’hébreu, le judaïsme et les mathématiques. Il n’y a ni cours d’anglais, ni aucune autre matière supplémentaire. Quant à l’hébreu, si les Juifs yéménites peuvent le parler sommairement, ils ne comprennent pas les mots plus modernes comme ceux des appareils électroniques.

 

Il n’y a pas différents niveaux au sein de l’école, d’ailleurs presque tous les élèves, à l’âge de 14 ou 15 ans, vont finir leurs cursus à l’étranger. Les enfants commencent l’apprentissage de l’hébreu et des matières juives très jeunes, parfois dès quatre ans, selon les capacités de chacun. Si certains ont des difficultés, ils apprennent vers six, sept ans. » Quand on lui demande comment, après cette éducation succincte, les enfants yéménites arrivent à être reçus dans les écoles américaines ou israéliennes, Yahya répond qu’ils ne sont acceptés que dans les écoles juives.

 

Jusqu’à récemment, les filles juives n’étudiaient pas du tout.

 

Yahya souligne son apport : « J’ai donné l’exemple quand j’ai moi-même enseigné à ma fille. Elle était la première fille de la communauté juive à étudier. Après avoir fait ses preuves en hébreu et en études juives, elle est devenue la professeure des filles. » Après l’école, Yahya nous décrit la synagogue : « Il n’y en a qu’une. Les Juifs s’y réunissent pour le Shabbat et les fêtes. Pour les prières quotidiennes, celles du matin et du soir, chacun prie seul parce qu’à cause de l’exode, il n’y a pas assez d’hommes pour constituer un minyan (c’est-à-dire une assemblée de 10 hommes, nécessaire à une prière collective.) Contrairement aux synagogues en Israël ou dans d’autres pays, il n’y a pas d’espace séparé, réservé aux femmes. Elles ne se joignent donc pas aux hommes dans les prières, puisqu’hommes et femmes ne peuvent prier ensemble dans le judaïsme. » Comme rabbin de cette petite communauté, Yahya est aussi responsable de régler les conflits entre les membres de la communauté, de célébrer les mariages, d’enseigner le judaïsme et de pratiquer l’abattage rituel selon les lois de la cacherout. Il ajoute que les Juifs restent fidèles aux enseignements religieux dont les lois de cacherout, quant au reste, « c’est une affaire entre Dieu et soi ».

 

Agressions en tout temps

 

Yahya poursuit le portrait de sa communauté et du judaïsme yéménite. Les Juifs du pays partagent les mêmes traditions et coutumes que leurs voisins musulmans, explique-t-il.

 

Par exemple, les femmes – juives ou musulmanes – ne se montrent pas aux hommes qui leur sont étrangers. Les fillettes, dès l’âge de 10 ans, sont souvent couvertes en noir de la tête aux pieds, et portent un voile sur le visage. Comme pour le confirmer, les jeunes filles rencontrées dans les rues fuiront toutes la caméra.

 

À l’école, seules les femmes peuvent enseigner aux filles dans des classes séparées. « D’après le judaïsme, il est interdit aux hommes et aux femmes de se mélanger. Non seulement, ils ne doivent pas se serrer la main, mais ils ne doivent pas être en contact du tout », précise Yahya.

 

Et de revenir aussi sur les contacts qu’entretient sa communauté avec leur entourage. Il rappelle que les Juifs yéménites se plaignent d’une discrimination et d’un harcèlement croissant de la part de la société tribale qui les entoure. Yahya témoigne : « Où que l’on aille, on nous traite de “Juifs” ou de “sionistes”. Parfois des enfants lancent des pierres sur nos maisons et les adultes s’en prennent aux femmes juives. » Une situation qu’il attribue au conflit israélo-palestinien.

 

« Dans le passé, les Juifs étaient pris pour cible en temps de guerre, et cela cessait dès la fin du conflit. Aujourd’hui, même en période de calme, il y a toutes sortes d’agressions. Nous n’avons rien à voir avec le sionisme israélien. D’ailleurs, en Israël, il y a des Musulmans qui vivent en paix avec les Juifs. » Pour éviter les problèmes, les Juifs yéménites contraignent leurs enfants à ne jouer qu’avec ceux de voisins qu’ils connaissent. « Ainsi s’il y a une quelconque dispute entre les enfants, cela ne dégénérera pas en un conflit plus grave entre parents », explique Yahya.

 

« Vivre ici est devenu insupportable »

 

Les Juifs vont parfois se plaindre ou chercher un arbitrage auprès des chefs de tribu. « Nous vivons dans des régions tribales qui sont souvent plus fortes que le gouvernement », poursuit Yahya. Pour preuve, le Président du Yémen Abd Rabbuh Mansur Hadi a certes demandé à la communauté juive de participer à la conférence nationale de dialogue, dont la tâche consiste à formuler une constitution. Mais dans les faits, cela ne semble pas changer grand-chose.

 

Ainsi, les Juifs recherchent parfois justice auprès des sheiks, confirme Yahya. Et de mentionner Mujahid Abu Shawarbn, un ancien chef de tribu : « Il était très gentil avec notre communauté. Toujours de notre côté, il faisait attention à ce que personne ne nous fasse du mal. Mais aujourd’hui, ni les leaders actuels, ni le gouvernement n’arrivent à enrayer les injustices que nous subissons. » Yahya évoque alors un événement récent. « La semaine dernière, un voleur armé d’une mitraillette a tenté de cambrioler la maison de Dawd Yahya, un Juif de 52 ans.

 

Dawd, lui-même armé, a réussi à déjouer la tentative. » Yahya suggère d’aller l’interviewer.

 

Nous rendons visite à Dawd. Mais à notre grand regret, c’est un policier en civil qui parlera à sa place. Selon lui, la police fait tout ce qu’il faut pour protéger les Juifs. Et d’insister pour que Dawd l’approuve. Ce dernier hochera bien la tête chaque fois que l’officier lui demandera son approbation, mais son visage exprimait une version différente.

 

« Vivre ici est devenu insupportable », confirme Yahya, « la plupart des Juifs encore sur place n’attendent qu’une chose : vendre leur propriété et quitter le Yémen pour toujours.

 

Malgré mon amour pour mon pays, c’est aussi ce que je me destine à faire. J’ai mis ma maison en vente. Dès qu’elle sera vendue, je partirai avec ma famille. Ces 20 derniers mois, cinq familles ont émigré. Dans quelques années, il n’y aura probablement plus de Juifs au Yémen. » Puis Yahya revient à la situation présente et à la peur ambiante au sein de la communauté. Il nous demande de nous en tenir à ses propos et de ne rien ajouter, car sinon « cela ne ferait qu’augmenter les agressions contre les Juifs ».

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