Tribune
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Publié le 17 Septembre 2013

Les démocrates aveugles devant les tourmentes arabes?

Par Jacques Tarnero

 

La grande performance de Vladimir Poutine a été, dans un premier temps, d'avoir su reprendre la main sur la scène proche-orientale en faisant en sorte que l'Occident ne perde pas la face. L'astuce d'Obama est d'avoir pris au mot la proposition russe. Cependant l'allié de Damas et de Téhéran a su faire reculer les USA et la France, les seuls États à s'être déclarés prêts à faire usage de la force pour détruire les armes chimiques d'Assad et stopper les crimes contre l'humanité commis en Syrie. Il y a encore quelques semaines il fallait "punir" Assad. Celui-ci devait partir "et vite" précisait Laurent Fabius. Cette posture du retenez moi ou je fais un malheur n'était-elle que théâtrale ou bien a-t-elle été prise au sérieux par Moscou, Damas et Téhéran? L'histoire nous dira si Obama s'est fait rouler par Poutine comme Roosevelt le fut par Staline. Dans cette extraordinaire partie de poker, il n'y a que les enfants gazés à ne plus pouvoir supplier "plus jamais ça !" Car c'est bien de cela qu'il s'agit : ce "ça" sans cesse recommencé, tellement dénoncé et convoqué par la mémoire de l'Occident pour l'effacer des pratiques humaines.

Or où en est-on aujourd'hui ? Quel est, au bout du compte, le message transmis au monde par l'Occident ? Qu'est ce que Bachar et ses alliés vont en retenir? Il aurait pu être formulé ainsi soixante-dix ans plus tôt : pour la Shoah par balles, monsieur Adolf, vous êtes maitre chez vous, mais pour le zyklon B, c'est de mauvais goût. Le message a bien été entendu en Iran dont le nouveau président modéré vient de souhaiter une bonne année aux juifs du monde. Tandis que les centrifugeuses fabriquent de l'uranium militaire et que le nouvel homme fort et modéré de Téhéran déclare qu'il y a un État de trop à la surface de la Terre, Le Monde, le journal de référence, qualifie en une, ce nouveau président de modéré. Tant de perspicacité échappe au lecteur moyen qui pour une fois trouve son intuition confortée par le dessin de Plantu : on y voit un Bachar en train de hacher menu son propre peuple et Rohani, le président iranien lui dit : "moins fort Bachar !" Commentaire en arrière-plan d'un personnage qui dit à sa femme : "je t'avais bien dit que c'est un modéré". Tout est dit dans ce dessin quant à nos tartufferies et contredit ainsi le titre du Monde. Tout est dit sur les mensonges que nous présentons comme vrais, sur les illusions auxquelles nous faisons semblant de croire.

 

La pusillanimité des démocraties occidentales n'a d'égal que leur souci de bonne conscience : ne pas perdre la face. Après tant de commémorations dénonçant les barbaries passées, après tant de cérémonies vantant notre modèle moral voilà les démocraties de l'Ouest de nouveau confrontées au monde réel : celui de la brutalité et du cynisme, celui d'un nouveau totalitarisme qu'on s'évertue à ne pas nommer.

 

Sur une autre scène du Proche-Orient, un scénario identique s'est aussi mis en place. Un coup d'État militaire a mis fin au pouvoir du président islamiste égyptien qui venait de s'auto attribuer les pleins pouvoirs, annulant ainsi les espoirs de ceux qui avaient chassé Moubarak. Devant la dramatique incompétence des Frères musulmans, portés démocratiquement au pouvoir, l'immense majorité du peuple souhaitait leur départ. Le renversement de Morsi par l'armée est sanglant. Cela fait partie des pratiques locales. Après s'être auto-illusionnés sur les vertus émancipatrices des printemps arabes, voilà que nous sommes confrontés à la réalité des automnes arabes et des hivers islamistes. Les voyons nous vraiment ? En tirons-nous quelques leçons pour ajuster nos grilles de lecture de ce monde tel qu'il est? La chute de Morsi a tiré des larmes à bien des penseurs à gauche. Que préféraient-ils ? Que les Frères restent au pouvoir pour ne pas paraître islamophobes ? L'ineffable Catherine Ashton est même allée sur place s'inquiéter de la bonne santé du pauvre Morsi. Tant de sollicitude doit émouvoir les veuves de tous les démocrates tunisiens assassinés par les islamistes. Ainsi après avoir combattu les islamistes au Mali voilà la France qui va saluer les islamistes modérés au pouvoir en Tunisie. Qu'est-ce qu’un islamiste modéré ? Il paraît qu'en Afghanistan des talibans modérés (sic Le Monde, toujours lui) s'apprêtent à revenir aux commandes. Les jeunes filles d'Afghanistan, du Pakistan, assassinées pour oser aller à l'école sont surement heureuses de cette intéressante nouvelle. Et dans le même ordre d'idée, il faut bien sûr applaudir les performances des démocrates syriens. Ceux-ci font très régulièrement la démonstration de leur souci des droits de l'homme. En la matière, les printemps arabes résonnent aujourd'hui prioritairement comme le printemps des oxymores. Il fut un temps, dans les années 80 où Le Monde (décidément) qualifiait les protagonistes des guerres civiles libano-libanaises de "palestino progressistes" en guerre contre les "chrétiens conservateurs" (alliés d'Israël comme il se doit). Ainsi équipés de nos lunettes idéologiques les démocrates éclairés de l'Occident voyaient dans le conflit sans fin entre Israël et les Arabes, l'affrontement du Mal sionisto-colonialiste contre contre le Bien incarné par le progressisme anti-impérialiste arabe.

 

Les illusions d'Obama sur les Lumières de l’Islam, développées dans son discours du Caire, ont fait long feu, car si des personnes éclairées, démocrates, laïques existent bien dans l'espace arabo-islamique, c'est parce qu'elles ont rompu avec la source politique de l'Islam et sa matrice totalitaire. Elles sont aujourd'hui minoritaires et ça n'est pas les aider que de ne pas distinguer la part régressive d'un Islam enfermé dans la charia et otage de ses rites jihadistes. L'Islam et les Arabes ne se débarrasseront de leur "humiliation" qu'en regardant en face leur propre histoire. L'enfermement intellectuel dans lequel se trouve ce monde trouve sa représentation dans l'enfermement de ses propres femmes. Au lieu de creuser la source de cet obscurantisme qui nourrit aussi le ressentiment de nos banlieues, voilà que l'antiracisme bien pensant dénonce comme "islamophobe" toute critique de ses fondements islamiques, confondant ainsi une idéologie avec une population. L'Islam a été porteur de Lumières au XIIIe siècle. Certes. Ceux qui en sont les porte-parole contemporains ne le sont pas ou ne le sont plus : les rassemblements de l'UOIF, au Bourget, invitant Youssef Karadaoui et Tariq Ramadan témoignent de cette islamisation régressive, diffusée par la Confrérie vers l'Islam de France et ses progrès en Europe. C'est le modèle idéologique des Frères et leurs méthodes que la République a laissé se développer. Notre cher, très cher ami du Qatar est le grand bailleur de fonds de cet obscurantisme.

 

Pour n'avoir pas su ou voulu lire la part frelatée du nationalisme arabe, les gauches occidentales ont longtemps considéré que les Baas syriens ou irakiens, le FLN algérien étaient porteurs d'un juste anti-impérialisme, certes aménagé à la sauce orientale, ce qui rendait son exotisme acceptable. Il fut un temps où Saddam Hussein, Hafez el Assad, Nasser, Kadhafi et Ben Bella avaient les honneurs de tous les tiers-mondistes. N'oublions surtout pas Jean Ziegler l'inventeur du "Prix Kadhafi des droits de l'homme" ! Pourtant les sources nazies de ces matrices politiques étaient connues et c'est l'immense mérite de l'écrivain algérien Boualem Sansal de le rappeler aux Algériens et aux progressistes patentés. Dénonçant l'islamisme comme une idéologie structurellement proche du nazisme, Sansal est considéré dans son pays comme un harki et par la gauche de gauche comme un ami des sionistes. C'est bien Alain Badiou qui considère que le Hamas et le Hezbollah constituent des fers de lance de la lutte anti impérialisto-capitaliste ? Tant de lucidité éblouit !

 

Cette confusion ne fut pas le seul fait des héritiers de Sartre. Quand Lionel Jospin osa qualifier, sous les huées puis les jets de pierre, le Hezbollah de "terroriste", il se fit réprimander par le Président Chirac. C'est bien le même Chirac qui prit l'initiative de vendre une centrale nucléaire à Saddam Hussein et qui fut le seul chef d'État occidental à aller saluer la dépouille du père de Bachar Assad. Le Quai d'Orsay a ses raisons que la dignité ne connaît pas au nom de la "politique arabe de la France". Malgré l'assassinat de l'ambassadeur de France, Louis Delamarre par les services syriens, malgré l'assassinat des parachutistes français à Beyrouth, il faudra l'assassinat de son ami Raffic Harriri, pour que le Président Chirac comprenne qui étaient les ennemis de la France et corrige fortement sa politique. Pourtant le tropisme de la juste cause palestinienne fut préservé et le cercueil d'Arafat eut droit aux honneurs de la République. Le docteur Chirac, "Marseillaise" à l'appui, vint exprimer ses sympathies. On ne pouvait changer brutalement une politique qui gagne...

 

Si les contorsions diplomatiques de la droite obéissent à de vieilles nostalgies, les contorsions de gauche prétendent elles, obéir à des valeurs et à des principes moraux fondant leur indignation face aux injustices du monde. Particulièrement silencieux devant les massacres en Syrie, les indignés disciples de Stéphane Hessel avaient jusqu'à ce jour concentré les feux de leur indignation sur le seul Israël. Souvenons-nous de l'émotion des indignés lors de l'affaire de l'arraisonnement par Israël de la flottille turque vers Gaza. Quand Israël éternue, la gauche de gauche attrape une pneumonie. Cette dernière juste cause, la Palestine, n'a jamais été pensée par la gauche comme un jouet entre les mains des pouvoirs arabes, trop heureux de l'instrumenter pour dissimuler leurs turpitudes. Après le Vietnam et l'Algérie, la Palestine permettait, avec le masque du progressisme, la rédemption du passé criminel de l'Europe. En nazifiant Israël, le néo gauchisme faisait l'économie de tout regard critique sur le progressisme arabe. Le signe = apposé entre la svastika et l'étoile juive restera comme l'une des grandes infamies symboliques de cette gauche.

 

Le conflit sunnites-chiites, la guerre en Libye, la guerre en Irak, les effets des révolutions arabes ont mis à jour d'autres catégories pour lire les embrasements arabes. Au schéma possédants-exploités, colonisateurs-colonisés viennent s'ajouter d'autres catégories oubliées : tribu, clan, mafias, sectes. Ce que Germaine Tillon et Claude Levi-Strauss avaient deviné dans les composantes ethnologiques arabes, la gauche idéologique est en train de les découvrir tardivement à ses dépens. Pourquoi s'étonner des émeutes aux cris de "Allah akbar" à Trappes quand on a laissé s'installer sous nos latitudes, au nom des bienfaits du métissage culturel ou des beautés de la différence, ce que les démocrates ou les laïcs arabes, rejettent en Tunisie ou en Égypte comme étant les symboles d'un fascisme arabe ? De cet enfermement et face à cette menace, les jeux diplomatiques autant que la pensée "progressiste" portent une immense part de responsabilité historique et conceptuelle.

 

La scène syrienne égraine chaque jour son chapelet d'horreurs sans que pour autant nous prenions le temps d'en examiner les termes. Le tueur Assad devrait être puni. Certes, mais est-ce la bonne formule ? S'il est coupable de crime contre l'humanité faut-il seulement le mettre au piquet ? Si ses opposants islamistes sont des tueurs symétriques peut-on les grimer en démocrates ? Le malheur arabe est réel, le malheur palestinien est réel, le malheur syrien est réel, le malheur des banlieues est réel, mais quel arabe osera dire aux Arabes la part de responsabilité que les Arabes ont dans leur malheur ? Pourquoi la sphère arabo musulmane est-elle incapable de sortir de cette spirale régressive ? Ce que les arabes détestent d'Israël c'est qu'il est d'abord le reflet renversé de leur désastre. Des Palestiniens ils n'en ont cure. Cette cause constitue d'abord une rente pour des pouvoirs corrompus. Pour l'Europe elle reste un geste symbolique destiné à éponger ses culpabilités coloniales. Alors que le monde asiatique est en train de faire une immense mutation, le monde musulman se réfugie dans des Allah akbar incantatoires. Quel est ce décalage civilisationnel ? Faut-il proscrire cette question ? Serait-elle trop politiquement incorrecte ? Jusqu'à nouvel ordre il n'y a pas de Mandela dans le monde arabe.

 

Poutine qui n'a pas ce type de souci et voulait botter les Tchétchènes jusque dans les chiottes fait de la politique avec la délicatesse de Staline. N'oublions pas les mots de Churchill prédisant qu'un rideau de fer était tombé sur l'Europe. Il incarnait cette lucidité qui ne se paie pas de mots devant les tyrans et les tyrannies. Qui inspire l'esprit libre aujourd'hui ? Est-ce Albert Camus, Arthur Koestler, Georges Orwell ou bien Sartre, Stéphane Hessel ou Jacques Verges?