Tribune
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Publié le 31 Octobre 2014

Comprendre les enjeux politiques des Chrétiens d'Orient

Entretien avec Jean-François Colosimo, historien des religions, essayiste et philosophe, publié sur Ouest-France le 31 octobre 2014, propos recueilli par Nicolas Kazarian

Spécialiste des Chrétiens d’Orient, Jean‐François Colosimo est historien des religions.

Essayiste et philosophe, il enseigne à l’Institut Saint‐Serge (Paris). Il vient de publier « Les Hommes en trop. La malédiction des Chrétiens d’Orient » (Fayard, 2014). Il répond ci-dessous aux questions de Nicolas Kazarian, chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).

Existe‐t‐il une géopolitique des Chrétiens d’Orient ?

Il existe une question des Chrétiens d’Orient qui permet de récapituler la question d’Orient, à savoir le rôle‐clé, au XIXe siècle, de l’Empire ottoman : sa place, son importance, sa décomposition et les conséquences de cette dernière, au Levant d’une part et dans les Balkans d’autre part. Pour autant, cette question interroge les catégories essentielles de la géopolitique, tout en les déroutant.

"Qu’est‐ce qu’un peuple ? Une communauté de destin est‐elle de nature ethnique, confessionnelle, culturelle, linguistique ? Ainsi, dans notre représentation, les Chrétiens d’Orient sont volontiers assimilés au christianisme arabe. Or, ceux d’entre eux qui peuvent correspondre à cette définition ne sont pas ethniquement arabes. Ils ne le sont devenus linguistiquement que tard, avant de se faire eux‐mêmes les promoteurs de l’arabité.

"Ce phénomène de métamorphose est indispensable pour comprendre ce qu’est un fait communautaire et comment il traverse l’histoire en se donnant une identité qui semble intangible, mais qui ne cesse de se remodeler, question on ne peut plus actuelle.

"Qu’est‐ce qu’un territoire ? Une diaspora peut‐elle être un modèle d’organisation durable ? Les Chrétiens d’Orient dérangent également le concept canonique. Ils forment des communautés très peu territorialisées dans le sens où leur inscription a toujours été mouvante et souvent transfrontalière.

"Durant des siècles, ils n’ont pas bénéficié d’une existence autonome qui aurait fourni l’ancrage nécessaire à l’émergence d’un État propre et donc d’un espace circonscrit. Leurs récentes dispersions et disséminations ont accentué cette distanciation à l’égard de la territorialité, quitte à lui substituer, par contrecoup, une représentation de la « terre sacrée » d’ordre purement symbolique. Qu’ils aient érigé leur sort diasporique en modèle d’identité se révèle plein d’enseignements à l’heure des grands flux migratoires.

Qu’en est‐il de la sécularisation et du fanatisme dans la mondialisation ? Une planète prise entre consumérisme et tribalisme, est‐ce là notre seul avenir ? Les Chrétiens d’Orient dérogent aux liens normatifs entre le fait religieux et le fait politique. Leurs communautés ont une identité confessionnelle extrêmement forte, souvent liée à une Église, mais dont on ne peut pas dire qu’elle détermine leur identité politique.

"Ils ont voulu soit conformer cette dernière à des régimes nationaux, soit la dissoudre dans des ensembles supranationaux, les deux mouvements ne s’excluant pas : pendant longtemps, un Chrétien d’Antioche pouvait ainsi être un patriote syrien et un militant panarabe.

"Cette capacité d’allégeance à des niveaux divers, tels que le pays, la région, la civilisation, et pour finir le monde, représente une alternative aux dualismes en cours.

"Toutes ces raisons forgent l’écriture d’une géopolitique des Chrétiens d’Orient, non pas au sens d’une description du phénomène, en compartiments orthodoxe, catholique ou protestant, mais de l’interrogation critique sur les limites opérationnelles des concepts classiques, normatifs si l’on veut, de la géopolitique que cause leur existence contradictoire et paradoxale."

Vous écrivez dans votre nouvel ouvrage que les Chrétiens d’Orient sont des « tiers » et des « médiateurs ». Qu’entendez‐vous par là ?

"Par « tiers », j’entends que les Chrétiens d’Orient ne sont jamais à leur place. Ils sont partout, toujours, de quelque façon en trop. Ils gâchent l’image d’homogénéité que les dominants aimeraient pouvoir construire ou reconstruire d’eux‐ mêmes.

"Voyez la Terre Sainte : ils ne sont pas assez arabes pour les Musulmans et trop arabes pour les Israéliens. Voyez la Turquie : ils sont Grecs ou Arméniens avant que d’être Turcs. Voyez le Liban qui fut un temps leur pays et qui ne l’est plus : ils se répartissent entre les deux alliances concurrentes menées pour l’une par les sunnites, pour l’autre par les chiites.

"Ainsi, on les considère immanquablement en décalage par rapport à l’identité présumée qu’on veut leur assigner et ils sont vite assimilés, à ce titre, à des ennemis de l’intérieur.

"Car, en fait, ils témoignent, même involontairement, de l’irréductibilité de l’histoire, débordent les limites identitaires convenues et montrent que de telles frontières ne sont ni naturelles, ni étanches.

"Ainsi, que ce soit à Jérusalem, à Gaza ou à Istanbul, ils posent le même problème aux appareils étatiques en place, qui est de savoir quelle consistance véritable ces derniers accordent à la citoyenneté, voire à la laïcité.

"Pis, les paysages physiques et mentaux, à tout le moins dans leur généalogie, qui forment ces nations modernes nées du kémalisme, de l’arabisme, du sionisme, deviennent incompréhensibles sans la présence, la connaissance et la reconnaissance des Chrétiens d’Orient.

"Cette fonction de tiers explique qu’ils relèvent d’une géopolitique de la médiation, ce qui peut paraître un oxymore. Mais c’est bien cette faculté de médiation qui creuse leur malheur en un temps de déflagration frontale entre le Nord et le Sud"… Lire la suite.