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Publié le 19 Décembre 2017

#Crif - Anastasio Karababas : "Dans certaines écoles, par souci de paix sociale, les discours de haine antijuive sont parfois minimisés…"

Marc Knobel interroge Anastasio Karababas, historien et enseignant, sur les questions mémorielles et d'éducation contre le racisme et l'antisémitisme.

Vous publiez aux éditions Bréal, un ouvrage intitulé "La Shoah. L'obsession de l'antisémitisme depuis le XIXème siècle". Encore un ouvrage sur la Shoah ?

 En effet de très nombreux ouvrages existent déjà. Mon but n’est pas d’annoncer des éléments nouveaux sur le sujet, même si peu de livres entrent vraiment dans les détails de l’extermination des Juifs,  mais plutôt de le percevoir autrement. J’aimerais inscrire la Shoah sur le long terme. Nous avons tendance à l’associer au totalitarisme nazi alors que le terreau génocidaire est présent en Europe depuis le XIXe siècle, pour ne pas dire depuis le Moyen-Age. Un sentiment commun unit tous les antisémites depuis des siècles: l’obsession, sentiment irrationnel qui peut conduire à des actes inhumains. Peu expliquent aussi que la Shoah a d’énormes répercussions après la guerre. Tout n’est pas fini en 1945 et la libération des camps ne se fait pas, en tout cas pour les Juifs, dans la joie et le soulagement.

Des massacres continuent en Europe de l’Est. A Kielce par exemple (Sud de la Pologne), en 1946, 42 survivants reviennent pour récupérer leur biens et sont massacrés par la population sans que la police n’intervienne.  Des milliers de réfugiés sont apatrides et mis dans des camps en attendant une solution de la part de la communauté internationale. Les rescapés doivent se taire, notamment en France, au nom de la reconstruction du pays et du « mythe résistancialiste », pour reprendre l’expression de l’historien Henry Rousso. Ces rescapés sont seuls, incompris, étouffés, certains vont même jusqu’à mettre fin à leur vie.  Les coupables, eux,  sont pour beaucoup libres et reconstruisent leur vie avec parfois l’argent volé aux Juifs pendant la Shoah. Enfin, depuis la guerre et malgré l’extermination des Juifs, l’antisémitisme reste très présent dans nos sociétés. Chez certains, il est tout aussi virulent que celui des nazis et de leurs collaborateurs. Le négationnisme se maintient et les actes barbares aussi. Pourquoi les leçons n’ont-elles pas été tirées ? Dans un monde qui parfois oublie et en perte de repères, l’instruction joue un rôle fondamental et des garde-fous de la Mémoire sont indispensables. Je souhaiterais que mon livre soit justement un rempart contre l’extrémisme.  Nous vivons dans une période trouble et ce livre, pour moi, permet de revenir sur le passé mais aussi d’interroger le présent et de mieux préparer l’avenir.

Vous dîtes vouloir comprendre la Shoah en abordant également la question de la haine contre les Juifs qui frappe l'Europe depuis le Moyen-Age et vous posez en substance cette question: La haine contre les Juifs a-t-elle annoncé la Shoah ? Que voulez-vous dire ?

Si 13 millions de personnes à travers l’Europe ont potentiellement collaboré avec les nazis, il est certain que la haine du Juif a joué un rôle important. Cette haine n’est pas récente. Depuis les temps les plus anciens, les Juifs subissent des persécutions. Dans l’inconscient collectif il y a souvent l’idée que le Juif est associé à l’argent. C’est celui qui manipule, qui domine, qui trahit. Les idées reçues sont très fortes depuis le XIe siècle et la Première Croisade. D’ailleurs, jusqu’en 1965, l’Eglise catholique considère les Juifs comme le peuple déicide. Rappelons-nous des caricatures contre Alfred Dreyfus dans des journaux antisémites comme la Libre Parole d’Edouard Drumont. Rappelons-nous aussi des violents articles contre Léon Blum quand il devient Président du Conseil en 1936.  Les membres des organisations extrémistes et antisémites, comme l’Action Française fondée en 1898,  rejoignent le régime de Vichy. Charles Maurras en fait partie. En Europe de l’Est, les pogroms (extermination totale en russe) ont déjà commencé au XVIIe siècle. Les Cosaques de Bogdan Chmielniski tuent près de 100.000 personnes avec une bestialité sans précédent en Ukraine et en Pologne. Une « zone de résidence » a été imposée aux Juifs par la Tsarine Catherine II au XVIIIe siècle. A la fin du XIXe siècle, des pogroms persévèrent et dans ces mêmes territoires (Ouest de la Russie, Ukraine, Est de la Pologne, Pays baltes), les Einsatzgruppen, unités mobiles de tuerie,  assassineront plus de 1.5 million de personnes en l’espace de quelques mois.  Pourquoi un chiffre aussi élevé en si peu de temps ? Parce que les nazis ont mis en place une bureaucratie de la mort extrêmement solide et parce qu’ils peuvent compter sur une forte collaboration locale, baignée dans la haine des Juifs depuis des siècles. La Shoah a pu avoir lieu car le terrain était propice.

Vous vous intéressez également aux conséquences du génocide juif: le sort des réfugiés, la difficile poursuite judiciaire des criminels, l'évolution de la mémoire de 1945 à nos jours...

 Oui, comme je l’ai dit précédemment, la Shoah a de nombreuses conséquences. Elle se poursuit dans le sens où des milliers de réfugiés détruits psychologiquement et physiquement attendent que la communauté internationale règle leur sort. Le dernier camp ferme ses portes au milieu des années 1950. Pour certains, la solution est la Palestine mais là aussi les Anglais ont fermé les frontières du pays. Pendant ce temps, beaucoup de criminels reconstruisent leur vie en Allemagne, dans les pays d’Amérique latine ou bien dans les pays arabo-musulmans alors que les rescapés, eux, se retrouvent pour beaucoup seuls et oubliés.

Après la guerre des questions subsistent : pour quelle raison aucune grande puissance n’a agi contre cette machine infernale ? La justice a-t-elle vraiment été rendue ? Le IIIème Reich est-il le seul responsable ? Le procès de Nuremberg n’est pas le procès de la Shoah. Le premier procès est réellement celui d’Adolph Eichmann en 1961. Mais il n’est pas le seul à prendre des décisions. Comment retrouver les coupables ? Qui arrêter en priorité ? Comment les arrêter ?

Pourquoi les Anglais ont-ils fermés les frontières de la Palestine alors qu’ils savaient pertinemment que les Juifs étaient exterminés en masse ?

Nous avons tendance à oublier les nombreuses conséquences de la Shoah, elles sont pourtant d’une importance capitale. Elles permettent de comprendre qu’il ne s’agit pas d’un événement isolé dans le temps.

Dans votre conclusion, vous posez des questions importantes, dont celle-ci : pourquoi, la communauté internationale tolère-t-elle que dans des pays comme l'Iran, un festival de caricature de l'Holocauste ait lieu avec l'aval des autorités ? Votre réponse ?

La communauté internationale ne peut que condamner oralement l’Iran au nom du respect de la Mémoire et de la lutte contre l’antisémitisme. Mais est-ce vraiment un sujet important ? A partir du moment où l’Iran vend son pétrole, tout comme l’Arabie Saoudite, je pense que des sujets comme la Mémoire du génocide juif ne sont pas au cœur des préoccupations. Les enjeux géopolitiques et géoéconomiques priment. Egalement, nous savons bien qu’à l’ONU de nombreux pays ne reconnaissent même pas Israël. L’« Entité sioniste » pour reprendre les termes de certains dirigeants, représente les Juifs donc la Shoah. La Shoah fait partie de l’ennemi ! Le but des Iraniens est de détruire Israël. Tous les moyens sont possibles. Les caricatures de l’Holocauste sont, en tout cas, la destruction symbolique car leur but est l’humiliation et la déshumanisation. C’est la même logique que la propagande nazie. Puis d’un côté les autorités iraniennes défendent cet événement au nom de la liberté d’expression mais pratiquent de l’autre dans le pays une sévère censure. De toutes les manières ils  savent pertinemment qu’ils n’auront pas à rendre des comptes. Pour information, Dieudonné (et d’autres négationnistes européens) a été l’invité d’honneur lors du « festival » de 2009.

Aujourd’hui, il y a souvent une sorte de résignation. La haine de la plupart des  pays arabo-musulmans vis-à-vis d’Israël et des Juifs est connue. Nous nous sommes malheureusement habitués à entendre des discours de haine. Nous savons pourtant où l’antisémitisme peut amener. La Shoah nous l’enseigne. 

Vendredi 26 décembre 2009, pour la dernière de son spectacle au Zénith, Dieudonné invite sur scène le négationniste Robert Faurisson. Polémique générale. Même Jean-Marie Le Pen trouve ça un "petit peu choquant", tout en estimant le spectacle «très intéressant». Qu'en pensez-vous?

Quel est le point commun entre Robert Faurisson, Dieudonné ou Jean-Marie Le Pen ? Ils ont été tous les trois condamnés pour négationnisme et incitation à la haine raciale.  Dieudonné a réussi en tout cas à regrouper les différents visages de l’antisémitisme dans la même salle : l’antisémitisme politico-économique de  J. M. Le Pen ou R. Faurisson qui pensent que les Juifs et leurs associés ont, soi-disant, écrit l’histoire pour servir leurs intérêts ; l’antisémitisme de l’ignorance, dissimulé derrière l’antisionisme, de certains jeunes de banlieue en manque de repères. Ces jeunes, nous le savons, et je l’ai vu en tant que jeune enseignant dans les quartiers difficiles, ont appris dès le plus jeune âge la haine du Juif. C’est l’assassin, pour eux,  des « frères palestiniens ». Certes Dieudonné est ruiné et peu visible désormais dans les médias mais l’antisémitisme et le négationnisme sont toujours très présents notamment dans les quartiers populaires. L’essentiel est d’effectuer un travail d’éducation. En tant qu’enseignant, je peux vous dire que dans certaines écoles, par souci de paix sociale, les discours de haine antijuive sont parfois minimisés. Comment voulez-vous alors discréditer le discours de Dieudonné si les jeunes n’ont pas les armes pour y faire face. Je parlais de résignation précédemment. L’Education Nationale a aussi, quelque peu, baissé les bras. Ce n’est pas avec quelques heures d’Enseignement Moral et Civique, certes nécessaires mais mal organisées, que nous allons réussir à enrayer le fléau de l’antisémitisme. Ce n’est pas non plus avec 2-3 heures d’enseignement sur la Shoah en classe de 3e ou de 1ère que nos citoyens en devenir parviendront à lutter contre toute forme de racisme et de discrimination. Encore une fois, la Shoah doit être une leçon.

Vous ajoutez aussitôt qu'en même temps, certains se plaignent du poids de la Shoah qui, parce que devenu un sujet "sacro-saint", protégerait les Juifs et Israël. Quel est votre sentiment à ce sujet? Pensez-vous que nous assistons à une guerre des mémoires ?

En parlant de Dieudonné, de R. Faurisson ou d’Alain Soral, on peut aisément constater que le sujet n’est pas du tout « sacro-saint ». L’antisionisme (qui souvent a de grands points communs avec l’antisémitisme) est très visible et revendiqué. On a bien lu et entendu « A mort les Juifs » ou « A mort Israël »  dans des manifestations récentes en France. Cette protection n’existe pas. Certes, chacun a le droit de critiquer Israël sans pour autant être antisioniste, chacun a le droit de critiquer une religion sans pour autant manquer de respect à ceux qui y croient. Je suis fier d’appartenir à un pays où on peut s’exprimer librement. Mais l’incitation à la haine et la volonté d’assassiner ne font pas partie de cette liberté. 

La guerre des mémoires existent. A l’école par exemple. En classe de Terminale les enseignants doivent choisir entre le chapitre « Histoire et Mémoires de la Seconde Guerre mondiale » et « Histoire et Mémoire de la Guerre d’Algérie ». Les deux thèmes sont donc au même niveau et doivent être traités de la même manière. Vous pouvez être sûrs que dans les établissements où les élèves sont issus de l’immigration, l’enseignant par facilité, et je peux le concevoir, va éviter la Mémoire de la Shoah et va privilégier un sujet qui touche davantage le public. Le problème réside sur la conception du programme et sur le symbole. Les mémoires de la guerre d’Algérie et de la Shoah sont mis exactement au même niveau. Je ne dis pas qu’il faut privilégier l’un ou l’autre, je dis que nous avons tendance à tout comparer.

Est-ce la même chose la Shoah et la décolonisation en Algérie? Il y a-t-il eu de volonté de destruction du peuple algérien ? Il existe toute de même une différence entre extermination et colonisation ! Oui il y a une guerre des mémoires parfois alimentée inconsciemment par l’institution.  Oui il y a une guerre des mémoires dont certains partis politiques sont le fer de lance dans le but de gagner des voix dans tel ou tel quartier. Notre pays doit protéger les différentes mémoires (de la Shoah, du génocide des arméniens, des victimes de l’esclavage, de la  colonisation…) sans laisser se propager pour autant des discours historiquement approximatifs. Le but n’est pas de savoir qui a souffert le plus. Au Mémorial de la Shoah, nous montrons justement que l’extermination des Juifs est le génocide le plus massif, le plus industriel et le plus lucratif pour les bourreaux,  mais nous  ne sommes pas fermés vis-à-vis des autres massacres de masse du XXe siècle : arménien ou tutsi par exemple. Même si on les compare pour bien comprendre les points communs et les différences, nous travaillons dans l’ouverture d’esprit et le respect de la Mémoire de chacun.  Pour ce faire, encore une fois, le rôle de l’éducation est primordial. Quelle société voulons-nous? Comment formons-nous les citoyens de demain ? Quelles valeurs souhaitons-nous qu’ils défendent ?