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Publié le 23 Juillet 2020

Revue annuelle du Crif 2020 - La nécessité d'une histoire des immigrations, par Benjamin Stora

Le Crif bénéficie régulièrement de l’expertise et des contributions, analyses et articles de nombreux chercheurs.euses et intellectuel.les sur les nouvelles formes d’antisémitisme, la délégitimation d’Israël, le racisme et les discriminations, ou encore sur les enjeux géopolitiques et le terrorisme. Dans les semaines à venir, vous aurez le loisir de découvrir ces contributions pour la Revue annuelle du Crif 2020 ! Bonne lecture !

Le Crif bénéficie régulièrement de l’expertise et des contributions, analyses et articles de nombreux chercheurs.euses et intellectuel.eles sur les nouvelles formes d’antisémitisme, l’antisionisme, la délégitimation d’Israël, le racisme et les discriminations, les risques et enjeux géopolitiques et le terrorisme, notamment.

L’institution produit également des documents dans le cadre de sa newsletter, de la revue Les Études du Crif, sur son site Internet et sur les réseaux sociaux, en publiant régulièrement les analyses et les points de vue d’intellectuels. Des entretiens sont publiés également sur le site. Pour la collection des Études du Crif, plus de 130 intellectuels ont publié des textes.

Chaque année, nous demandons à plusieurs intellectuel.les de bien vouloir contribuer à notre revue annuelle.

Si les textes publiés ici engagent la responsabilité de leurs auteur.es, ils permettent de débattre et de comprendre de phénomènes complexes (laïcité, mémoire, antisémitisme et racisme, identité…).

Dans les semaines à venir, vous aurez le loisir de découvrir ces contributions ! Bonne lecture !

 

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La nécessité d'une histoire des immigrations, par Benjamin Stora

Benjamin Stora est un historien français. Il assure la présidence du conseil d'orientation de la Cité nationale de l'histoire de l'immigration depuis août 2014.

Il est bien difficile d’écrire l’histoire de l’immigration. D’abord parce qu’une immigration est processus particulier, un moment précis et datable. Le mouvement de départ relève d’un destin individuel, même s’il s’agit d’une somme de destins individuels dans le cas d’une immigration de masse. La décision du départ est bien souvent de l’ordre de l’événement ; et elle entre dans l’histoire dans la mesure où ces événements, par leur répétition, s’inscrivent dans la durée. La migration implique une relation entre deux lieux, entre une nation déjà constituée, et le reste du monde, c’est à dire l’étranger, dans la tension d’un ailleurs, menaçant parce que non connu, et qui viendrait subvertir une France éternelle et immuable. Dans cette façon de concevoir l’histoire des migrations, de la France comme de l’étranger, est figée dans une radicale opposition, dans une altérité, dans une prétendue identité fixiste qui nie toute évolution, toute dynamique.

Evidemment, l’écriture d’une histoire des migrations permet de suivre dans la durée la mise en place des populations dans l’espace, de comprendre les modifications et déplacements des aires culturelles par déplacements, mouvements des populations. Dans ce sens, les migrations sont essentielles à la compréhension d’un monde, qu’il s’agisse de l’expansion des Européens hors d’Europe, des peuplements des «nouveaux mondes», des diasporas chinoises ou juives, ou de la traite des Noirs et de l’implantation des esclaves aux Amériques.

Et pourtant, comme il a été bien difficile d’enseigner, d’écrire l’histoire des migrations en France. Où se mêlent différents facteurs, allant de la décision libre à la contrainte d’une déportation, des raisons économiques aux motivations politiques, religieuses. Longtemps, les histoires d’immigrations ont été reléguées dans les «banlieues» du récit national, comme séparées du reste des discours fondant la légitimité d’une nation. L’histoire scolaire en France est pourtant indissociable du projet républicain depuis la fin du XIXe siècle. Elle est chargée d’une mission civique et politique qui repose sur la fabrication d’un sentiment d’adhésion aux valeurs véhiculées de la République. Elle fabrique une forme de citoyenneté et postule que la connaissance du passé configure « l’agir politique » de demain. Pourtant encore, jusqu’aux années 2000, le champ de l’histoire de l’immigration est resté un champ illégitime au regard de la discipline historique. Illégitime parce que largement ignorée, ou minimisée, l’histoire de l’immigration a mis du temps à être reconnue comme un thème à part entière.

Cela s’explique en grande partie par la manière dont s’est opérée, en France, la construction nationale. La plus vieille des nations européennes s’est en effet constituée sur le principe de l’homogénéité politique autour de l’Etat centralisateur. Une tendance qui s’est renforcée après la Révolution française. Les principes fondateurs de l’assimilation républicaine (« tout à l’individu pour la citoyenneté, et rien à la communauté » lorsqu’il s’est agit de l’émancipation des juifs en 1791) étaient déjà bien en place quand a débuté l’immigration de masse à la fin du XIXème siècle.

Et la manière dont va progressivement se construire le droit français destiné aux étrangers, se fera en relation avec cette volonté de l’homogénéité politique et culturelle. Le vide laissé par l’Education Nationale française sur l’histoire des immigrations a favorisé l’émergence de « mémoires bricolées » et parfois fantasmées. Tout ce qui relevait de l’histoire de la migration était de l’ordre du privé, de l’intime, du familial. Ces faits étaient très peu enseigné dans les manuels scolaires jusqu’aux années 2000. Les récits d’histoire ont été transmis de génération en génération, de manière privée. Dès lors, ils pouvaient être l’objet de reconstruction, de fantasmes, de bricolages puisqu’ils n’appartiennent pas au registre de la construction d’une histoire sérieuse, d’une histoire par croisement des choses, établissement rigoureux des faits, mise en sens de l’histoire, de contextes.

La France commence maintenant à prendre en compte ces questions. Avec la création du Musée de l’histoire de l’immigration, ouvert en 2006, puis inauguré par le Président de la République en 2014 ; par l’organisation d’expositions sur les différentes communautés. Ainsi, au Musée de l’immigration précisément, les expositions sur les Italiens, les Polonais en France ont connu des vrais succès de fréquentations. Aussi, également, au Musée d’Art et d’Histoire du judaïsme avec, par exemple, l’exposition sur les Juifs d’Algérie. Mais il reste encore beaucoup de choses à réaliser, notamment franchir la distance qui existe entre les travaux des historiens et la transmission de ce savoir académique dans la jeunesse, dans la société.

Ce passage à la connaissance peut freiner les raidissements de mémoires, où chacun s’enferme dans son propre groupe sans connaître l’histoire des autres. Raidissement qui favorise les dimensions intégristes des pratiques religieuses. Ce travail de transmission du savoir ouvre également sur la confluence nécessaire entre histoire des provenances particulières, et récit national républicain. 

 

Cet article a été rédigé pour la revue annuelle du Crif.

Nous remercions son auteur.