Lu dans la presse
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Publié le 3 Décembre 2020

France - Bataille transatlantique autour d’une bergère de Pissarro

Récit. Accrochée au musée d’Orsay, la toile devrait repartir en 2021 vers les États-Unis. Soustraite à des collectionneurs juifs pendant l’Occupation, elle a fait l’objet d’un accord singulier entre l’Université d’Oklahoma et Léone Meyer, sa propriétaire française. Aujourd’hui celle-ci le dénonce.

Publié le 30 novembre dans Le Figaro

La Bergère rentrant des moutons, peinte par Pissarro en 1886, figure actuellement en bonne place dans la galerie impressionniste du Musée d’Orsay. Coiffée d’un fichu et la taille ceinte d’un tablier vert, poussant une barrière en bois, la petite bergère fleure bon la tranquillité rurale. Comment se douter qu’elle est au cœur d’un sombre conflit? Le 8 décembre, devant les tribunaux français, deux camps - l’université d’Oklahoma et Mme Léone Meyer - vont s’opposer autour du tableau, et de son destin.

Le litige puise ses racines dans la période sombre de l’Occupation, ce qui n’augure jamais rien de bon. Mais il tourne autour d’un accord passé en 2016 entre les deux parties - ce qui rend l’affaire doublement complexe. Si Mme Meyer met en avant des notions de mémoire et de réparation, l’université parle plus volontiers de la notion de respect contractuel. Ancienne pédiatre, connue comme le loup blanc à l’Opéra de Paris dont elle est un pilier, grande fortune, héritière des Galeries Lafayette, Léone Meyer est aujourd’hui âgée de 81 ans. Il a fallu montrer patte blanche pour pouvoir l’approcher. Mais elle a finalement estimé que son défunt père, Raoul, entièrement spolié de sa collection d’art en 1941, avait bien le droit d’«avoir la parole».

Née en 1939, orpheline car ses parents ont été déportés, la fillette est adoptée par Raoul Meyer, en 1946. Mme Meyer, née Bader, est la fille du fondateur des Galeries Lafayette et monsieur les dirigera jusqu’en 1970. Les Meyer sont des esthètes: elle aime le XVIIIe, lui prise la musique - au point de «jouer une heure de piano tous les soirs en rentrant du travail», se rappelle Léone. Ayant réussi, aimant visiter des ateliers d’artistes, Raoul achète des impressionnistes - dont la Bergère - pour décorer l’appartement familial parisien.

Répertoire des biens spoliés

Arrive l’Occupation, et le couple trouve refuge chez une famille de fermiers du Cantal. Raoul tentera de mettre à l’abri ses biens dans un coffre du Crédit foncier de France, à Mont-de-Marsan. Mais le coffre est pillé par les Allemands, en 1941, et sa collection d’art dispersée dans des conditions opaques, comme le sont à l’époque nombre d’autres appartenant à des Juifs. Plus de deux cents collections seront ainsi volées et vendues grâce à la complicité d’une nuée d’intermédiaires et de marchands d’art véreux.

Après guerre, Raoul Meyer se lance dans des recherches pour retrouver ses impressionnistes. Il dépose plainte devant la commission ad hoc, en récupère une partie. Un jour de 1951, il repère la Bergère en Suisse. L’homme d’affaires aura beau intenter un procès à celui qui la détient, il se heurtera à un refus des tribunaux helvètes, au motif qu’il y a prescription. On sait, depuis, que la Suisse fut une plaque tournante pour le marché de l’art gris et le recel des spoliations juives. Le tableau est d’ailleurs ensuite acquis par un marchand, l’Américain David Finlay, personnage un peu trouble que l’on croisera dans une autre affaire de spoliations à des Juifs, celle de La Cueillette des pois (Bauer contre Toll), également de Pissarro. Et tandis qu’en 1954 la France clôt le dossier des restitutions juives, estimant qu’il faut passer à autre chose, la Bergère continue sa route.

"Ce qui est étonnant, c’est qu’aucune recherche en provenance n’a été faite par la fondation de l’université au moment du don" Ron Soffer, avocat de Mme Meyer

En 1957, un couple de collectionneurs, Aaron et Clara Weitzenhoffer, l’acquiert à son tour à New York. Le couple ayant fait fortune dans le pétrole achètera plusieurs autres œuvres, dont un Corot, un Renoir, un Forain ou un Degas. Notables de la ville d’Oklahoma, c’est à l’université de leur fils qu’ils choisissent, en 2000, de léguer leurs 33 tableaux, dont la Bergère rentrant des moutons. «Ce qui est étonnant, c’est qu’aucune recherche en provenance n’a été faite par la fondation de l’université au moment du don», remarque aujourd’hui Ron Soffer, avocat de Mme Meyer.

Le Pissarro figure pourtant dans le répertoire des biens spoliés, dès 1947. Et selon une étude de l’historien d’art Marc Masurovsky, d’autres œuvres de la donation présentent des «trous» dans leur trajectoire. Tout grand musée, ce que n’est pas la fondation, aurait sans doute plongé dans les catalogues de vente pour s’assurer des propriétés successives. Car que vaut un tableau sans une provenance impeccable? La fondation, depuis, a fait des recherches, mais à partir de 1953.

Une partie occultée de son histoire familiale

À Paris, Léone poursuit sa carrière de médecin. Il faut attendre la publication du livre d’Hector Feliciano Le Musée disparu, publié en 1995, pour qu’elle se replonge dans cette partie occultée de son histoire familiale. Premier à avoir vraiment enquêté sur le pillage d’œuvres d’art en France par les nazis, le livre de Feliciano est à l’époque une déflagration. «À peine l’ouvrage terminé, j’ai demandé au ministère des Affaires étrangères le dossier déposé par mon père après guerre, et là j’ai compris», raconte-t-elle aujourd’hui. En un clic, son fils va trouver le Pissarro de Raoul, exposé en Oklahoma.

Il s’ensuit, en 2013, un premier procès et un long bras de fer, dans lequel on devine les batteries de lawyers américains et des coups de fil passés en plein milieu de la nuit. Les deux parties aboutissent finalement à un accord inédit, trois ans plus tard: si l’université reconnaît la propriété de Mme Meyer, et cette dernière la bonne foi de la fondation, il est prévu que le Pissarro soit exposé dans un musée français pendant cinq ans, puis qu’il fasse la navette tous les trois ans entre Paris et l’Oklahoma. Et ce, à perpétuité. Le tableau part donc à Paris - la direction du Musée d’Orsay se souvient d’ailleurs encore du moment où la Bergère a été présentée à Léone, qui fut submergée par l’émotion.

Faire voyager un tableau, ad vitam ­aeternam, au-dessus de l’Atlantique coûterait une fortune en transport et en assurances, et l’endommagerait sans doute

L’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais Léone - «à l’âge que j’ai», dit-elle - n’a plus envie de voir ce tableau, qui faisait la fierté de son père, repartir aux États-Unis. Et estime qu’on n’est pas vraiment propriétaire d’une chose si on ne peut en disposer à sa guise. Elle souhaite en faire don à Orsay qui, faute de règlement entre Léone et l’Oklahoma, devra renvoyer la toile en 2021. «Le musée n’a pas refusé ce don mais l’établissement a fait part des difficultés que posent les charges, illimitées dans le temps, tant sur le plan de la conservation de l’œuvre que sur celui des finances publiques», explique Laurence des Cars, présidente du musée. Faire voyager un tableau, ad vitam aeternam, au-dessus de l’Atlantique coûterait une fortune en transport et en assurances, et l’endommagerait sans doute.

Fin de l’histoire? Depuis quatre mois, et un nouvel arrêt de la Cour de cassation, ce n’est plus si sûr. «Dans le procès mené par les Bauer contre les époux Toll, autour d’un autre Pissarro également volé sous l’Occupation, la Cour a estimé que les ventes de biens spoliés par les nazis, y compris successives, et y compris lorsqu’elles ont été faites de bonne foi, devaient être déclarées nulles», rappelle Ron Soffer. Autrement dit, les achats de Bergère rentrant des moutons, d’abord en Suisse puis à New York dans les années 1950, seraient considérés comme nuls. Sur cette base, Léone Meyer et son avocat espèrent arriver à faire casser l’accord de 2016.

"Je ne suis pas du genre à lâcher, je le dois à mon père." Léone Meyer

Autant dire que la fondation américaine ne l’entend pas de cette oreille. «L’accord de 2016 a été âprement négocié, supervisé par des médiateurs et homologué par la justice française», explique son avocat français, Olivier de Baecque, qui parle désormais d’«opportunisme».

Plus largement, l’avocat met en avant un risque pour tous les futurs accords autour des restitutions. «Ce projet s’insère dans des règles de droit, martèle-t-il. Si on fait des exceptions, jusqu’où ira-t-on?»

La semaine dernière, la fondation a saisi la justice américaine, qui a ordonné l’arrêt des poursuites en France, en réaffirmant le caractère librement négocié de l’accord de 2016. «Nous nous battrons», résume Me de Baecque. Ce à quoi Léone Meyer rétorque: «Je ne suis pas du genre à lâcher, je le dois à mon père.»

 

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