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Publié le 30 Mai 2023

L'entretien du Crif - Rachel Khan, « ce qui me fait mal, c’est le relativisme culturel »

Auteure, comédienne, femme de Culture et de média, Rachel Khan refuse toutes les catégories qui enferment. Son ouvrage, Racée, a reçu le Prix littéraire des Droits de l’Homme en 2021. Elle répond à nos questions sur les risques de propagation des thèses intolérantes et comportements violents ; fille d’un père gambien et d’une mère française d’origine juive polonaise, Rachel Khan nous livre aussi le témoignage de son vécu personnel de l’antisémitisme et du racisme.

Le Crif : Des forces extrémistes, d’ultra-gauche comme d’ultra-droite, colportent des intolérances et des violences pouvant devenir virulentes en France. Dans le respect de toutes les oppositions qui peuvent bien sûr légitimement s’exprimer en démocratie, quel rôle peuvent jouer les acteurs ou actrices du monde de la Culture pour réduire les formes de violence et de sectarisme ? 

Rachel Khan : Volodymyr Zelensky, voilà un grand artiste, un artiste de l’histoire ! Voilà un « rôle » majeur d’un acteur du monde de la Culture sur la « scène » internationale et le « théâtre » des opérations militaires, qui sait écrire le chemin de l’universalisme vers nos Humanités. Jamais il n’aurait pu faire ce qu’il fait s’il n’avait pas l’intelligence du scenario, l’exigence de la prise de risque, droit dans ses bottes, pleinement dans son rôle. L’artiste est un législateur, un prescripteur qui, par ses oeuvres à l’avant-garde, montre les convulsions du monde pour que tous puissent les anticiper ou les combattre.

J’ai écrit Racée pour cela, pour remettre le rôle réparateur des artistes au centre.

J’ai écrit Racée comme cela, en tentant de me rapprocher au plus près de nos Humanités, en énonçant les dangers des replis identitaires, des discours politiques vides, en soulignant les compromissions, pour une seule volonté : réparer notre pays, remettre les « victimocrates » à leur place et redonner ses lettres de noblesse à la méritocratie motrice de la République.

 

C’est grâce aux artistes, à leurs créations réelles dans les chemins de traverse, que les élus peuvent s’emparer des sujets d’aujourd’hui et de demain. Enfin, l’artiste permet de fédérer, d’unir par des vibrations essentielles à tout être humain, quelle que soit sa condition, son origine, sa langue, sa religion...  les émotions. Il permet de nourrir l’imaginaire et lorsque l’imaginaire est nourri par des intrigues, de la trahison, de la vengeance, du mensonge, des histoires drôles ou fantasques, il a moins besoin dans le réel d’être violent, de trahir ou de croire dans des thèses complotistes ou aux fake news.

La politique culturelle est si fondamentale à notre temps, qu’on ne peut se satisfaire d’annoncer des budgets sur tel ou tel projet. La politique culturelle, face aux soft powers venus de toutes parts (USA, Chine...), c’est avoir une vision puissamment inspirée des Lumières.

Les Nazis disaient « quand j’entends le mot culture, je sors mon revolver ».

Alors, c’est précisément lorsque l’on entend les revolvers qu’il faut de l’art, du beau et de la culture. Pour reprendre les mots de Camus « l’artiste ne peut pas faire autrement que d’être embarqué » dans les galères de son temps. Il faut le soutenir activement pour cela. L’art de la guerre, donc de la paix, commence par l’artiste.

 

« Un jour un type m’a dit qu’en tant que juive

je ne méritais pas ma couleur »

 

 

Le Crif : Vous êtes une figure du métissage, ethnique et culturel. Avez-vous personnellement souffert, enfant et plus tard, du racisme et de l’antisémitisme ? Et si oui, comment avez-vous dépassé les agressions, les souffrances subies, quel est votre clé de résilience ? 

 

Rachel Khan : J’en ai beaucoup voulu à mes parents. Cette hybridation, cette mutante, cette racée (faite de plein de racines) n’a pas toujours été facile à vivre. Lorsque l’on sort de sa « cellule » familiale et que l’on comprend, par l’extérieur, qu’il faut choisir entre noire et juive, entre européenne et africaine, vous êtes en colère que l’on veuille vous diviser pour vous classer. J’étais en colère que mes parents ne m’aient pas prévenu que notre famille, faite d’humanité et d’universalité, d’écoute et de dialogue, d’altérité et de tolérance, n’était pas la norme, qu’elle était donc presque anormale.

Très vite, on vous demande de faire des choix. J’avais 20 ans, lorsqu’un syndicaliste m’avait demandé si mon étoile de David était un bouclier ou une cible, j’avais un peu plus lorsqu’un type m’a dit qu'en tant que juive je ne méritais pas ma couleur. J’avais 24 ans lorsque j’allais pour la première fois dans une synagogue à Paris (puisque j’ai fait mon talmud à Tours). Ce jour de Kippour, des vigiles me sortent de la synagogue en disant qu’ils n’acceptent pas de visiteurs. De visiteurs ? Pour moi, ce mot est le pire de la langue française.

Ma mère est une enfant cachée de la guerre, toute la famille a disparu dans les camps, seul mon grand-père est revenu et je suis « un visiteur » ! Pourquoi ? Du fait de ma couleur de peau ? C’est en ce jour de Kippour où je me suis faite virée du gymnase Japy, que j’ai vécu ma pire expérience de l’antisémitisme, pas du racisme, mais bien de l’antisémitisme. Ces vigiles se sont référés au portrait du Juif dressé dans Mein Kampf (grand nez, grande oreille, blanc, bossu...), je ne suis pas le portrait de la Juive dressée par Hitler.

À 25 ans, en Guyane lorsque j’ai dit que je suis Séné-gambienne, certains ont commencé à faire des bruits de singe. Et puis, à 30 ans lorsque ma tante au Sénégal m’a demandé de me couvrir la tête d’un voile, chose qu’elle n’avait jamais fait avant, j’ai vécu et vu aussi l’intolérance universelle. Une fois que l’on comprend cela, on trace son chemin contre toutes les formes et motifs de discriminations et qu’importe les accusations de traîtrise. Les traîtres sont ceux qui ne prennent pas soin de l’Humanité tout entière. La traîtrise dans l’Humanité, c’est la concurrence des victimes.   

 

« Il est impératif de créer un « climat » vivable,

fait de fraternité, de tolérance donc de laïcité »

 

Le Crif : En matière de lutte contre l’antisémitisme et le racisme en France, quelles sont, selon vous, les mesures et les domaines où une action renforcée doit être menée ? 

Rachel Khan : Le danger majeur, c’est le « pas de vague ». La lutte contre l’antisémitisme ou le racisme, la lutte pour notre devise républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité » et la Laïcité, ne sont pas une opinion, elles constituent notre Loi fondamentale. Nos plus jeunes doivent l’apprendre dès la maternelle. Les personnes qui ne veulent pas prendre partie sur ces sujets là sont dangereuses. En tout cas, je n’aurais pas aimé être leur voisine en 1942...

De la même manière, traiter des personnes d’islamophobe parce qu’elles défendent la République ou de « traître à la cause » ou de Banania, parce qu’elles tentent de réparer la société en créant des ponts, du dialogue et des liens est délétère. Nous avons besoin de nous réparer de manière durable. D’ailleurs, dans le cadre du développement durable, dont le but est de permettre aux générations futures de vivre bien, il est impératif de créer un « climat » vivable, fait de fraternité, de tolérance donc de laïcité, un climat qui permet l’écoute et de faire relation avec l’autre, qui engendre donc l’émancipation, le discernement et la paix.

Dès la maternelle, des sessions d’ouverture au monde et à l’autre devraient être mises en place avec la plus grande fermeté. L’Allemagne l’a fait après la Shoah, le Rwanda après le génocide ; et pourquoi pas nous, avant le pire ?

Il y a aussi le rôle des médias et des réseaux sociaux qu’il serait bon de prendre à bras le corps. L’industrie du « bad buzz » ou l’anonymat sur les réseaux sont aux antipodes du principe de responsabilité dont nous avons hérités de nos Lumières. 

 

« L’espace de la francophonie ne vit pas à la hauteur des enjeux »

 

Le Crif : Depuis un an, la Russie de Poutine a militairement agressé un pays voisin, l’Ukraine, et il apparaît de plus en plus clairement que le modèle démocratique occidental est visé par l’agression militaire russe. La défense des valeurs démocratiques est-elle un enjeu qui a pris une nouvelle dimension, et quel peut être le rôle en ce domaine des acteurs culturels et des citoyen(ne)s ? 

Rachel Khan : Et les politiques ! Avec cette guerre en Ukraine, il est impossible aujourd’hui en tant que citoyen français et en européen d’être trouble sur notre ligne républicaine, démocratique et universaliste. Jouer avec la victimocratie identitaire ici (comme le fait Poutine d’ailleurs), donner des gages à certains courants pour des raisons électoralistes ou commerciales est désormais impossible si l’on est responsable et cohérent face à cette guerre.

Par ailleurs, nous avons un formidable levier qu’est la francophonie. Elle reste sous exploitée. C’est pourtant Senghor, Académicien et premier Président du Sénégal, qui appelait haut et fort de ses voeux cet espace de dialogue et d’humanisme. Mais je suis triste de constater que cet espace de la francophonie ne vit pas à la hauteur des enjeux  ̶  politique, économique, sociale, éducatif, culturel, environnemental  ̶  qui sont les nôtres.

 

« J’ai honte de ces personnes qui se disent féministes tout en dénonçant l’islamophobie dès que l’on condamne le voile. »

 

 

Le Crif : En Iran, depuis des mois les femmes ont montré un courage extraordinaire pour manifester leur désir de liberté. Vous avez beaucoup défendu leur cause. Pour autant, le régime des Mollahs tue, emprisonne et fait tomber une chappe de plomb sur les contestations. N’êtes-vous pas pessimiste sur les débouchés possibles du mouvement de protestation ?

Rachel Khan : Parfois je suis désespérée (côté ashkénaze peut-être ?) mais souvent je crois en l’humain. Ce qui m’agace ce sont des personnes qui, face à cette situation, se contentent de militer dans leur salon sur l’écriture inclusive alors que des femmes sont lapidées.

Ce qui me fait mal, c’est la mouvance qui convoque le « relativisme culturel ». Pardon, mais un viol est un viol quel que soit l’espace où il se situe, aucune culture ne peut justifier les traitements inhumains et dégradants.

Je suis laïque et croyante, très croyante. J’aime ma religion et j’aime toutes les religions lorsqu’elles vont vers des dimensions supplémentaires de compréhension du monde et de fraternité au delà de nos frontières. J’ai honte de ces personnes qui se disent féministes tout en dénonçant l’islamophobie dès que l’on condamne le voile.

Le voile nous sépare. C’est tout. Le voile rabaisse les femmes et nous cache tout simplement. Ma mère était une enfant cachée, donc je suis très sensible à cela, qu’on vous raye de la carte. La liberté d’expression, la liberté de dire, la liberté de vivre doit prévaloir, aucune égalité n’est possible si l’on admet que la moitié du monde doit se cacher, sans droit, subissant des traitements pires que des animaux.  

Il ne faut pas désespérer. Malgré les coups et les injustices, je trace un chemin pour continuer de porter une parole qui tente de rendre l’humanité plus humaine.

 

Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet

 

- Les opinions exprimées dans les entretiens n'engagent que leurs auteurs -