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Publié le 27 février dans Le Monde
Soit Désiré Albergel, un vieil homme qui souhaite ardemment ne plus être juif. Afin de se débarrasser de ce fardeau identitaire, Désiré demande au docteur Rigolo Friedmann de bien vouloir lui reconstituer un prépuce.
Forcément, ce type de transition comporte sa part de risque – comme les autres. Tant et si bien que le vieil Albergel va entraîner son fils François, vétérinaire qui s’apprête à épouser un dénommé Léningrad, dans une aventure pleine de rebondissements où l’on croise maintes créatures surnaturelles, et notamment Ionas, un vampire centenaire déjà rencontré dans L’Eternel (Albin Michel, 2013), Rebecka, sa copine psychanalyste, Kaitlyn, une rabbine « inclusive » qui se penche sur des mariages hassidiques lesbiens litigieux, mais aussi Sara Lanterne, une jolie danseuse de flammes, ou encore Donnémoidufric, un humoriste devenu propagandiste antisémite.
Avec la tendre autodérision et la franchise hardie qui ont fait le succès de ses bandes dessinées ou de ses films, Joann Sfar signe un nouveau roman intitulé Le Dernier Juif d’Europe. Ce texte d’une sensibilité bouleversante, où l’on passe sans cesse du fou rire à l’effroi avisé, forme une puissante méditation sur la mémoire du mal, les lâchetés du moment, l’abjection qui vient.
Votre roman est aussi drôle que les précédents, mais cette fois on sent que vous l’avez écrit à l’encre de la colère. C’est nouveau, non ?
Ce qui est nouveau, ce n’est pas la colère, c’est de la laisser sortir comme ça. Et ce n’est guère facile, parce que je ne supporte pas les écrivains écorchés, qui arrivent tout en sueur à la télé.
Mais l’Europe se vautre à nouveau dans la haine antisémite et j’ai le sentiment qu’elle n’en a pas le droit. Jusqu’à aujourd’hui, j’avais toujours essayé de répondre par l’apaisement, par la tendresse mais, au fil des années, à l’occasion de rencontres publiques ou d’interventions dans les écoles, j’ai vu les digues sauter les unes après les autres. J’ai aussi vu tant d’alliés politiques, littéraires et intellectuels abdiquer… Mon sentiment, aujourd’hui, c’est que nos contemporains nous disent : « Désolé, on a fait ce qu’on a pu. »
Pour laisser cette colère éclater, même et surtout à travers l’humour, vous avez fait le choix du roman, pas du dessin. Pourquoi ?
Parce que mon dessin est tout entier dans la tendresse, il enrobe le réel avec douceur. Le Dernier Juif d’Europe montre le télescopage entre, d’un côté, des monstres qui ont l’air de sortir de Dracula et, d’un autre côté, notre vie publique dans ce qu’elle a de plus grimaçant. Ce télescopage, je ne sais pas le dessiner. Il faudrait un dessinateur plus méchant que moi.
Vous délaissez l’image, mais vous gardez vos compagnons de toujours, créatures surnaturelles, vampires et spectres. Faire face au réel, à vos yeux, cela exige d’affronter les fantômes. Votre lucidité est une hantise…
Oui, à mes yeux les fantômes sont garants d’une forme de réalisme. Quand le monde est dans un certain état, la description naturaliste ne peut pas suffire, il faut faire appel au surnaturel. Je n’ai pas d’autre outil pour faire naître le sentiment d’horreur que j’ai parfois et que je veux absolument transformer en rire.
Plus j’avance dans la vie, plus je suis fier d’avoir eu comme professeur le philosophe Clément Rosset [1939-2018], et plus je sens qu’il m’a influencé quand il disait en substance que « le rire est indépendant du phénomène ». Voilà, moi, j’essaie ça ! Dans la permanence tragique, le rire n’est pas interdit, le pessimisme et la joie ne sont pas incompatibles.
Il m’a fallu beaucoup de temps pour écrire ce livre, pour lui trouver une forme, à cause de l’entrelacement des voix, mais surtout parce qu’il y avait nécessité de faire rire. Si ce livre ne fait pas rire, il ne mérite pas d’exister. Je ne tolère pas qu’on larmoie sur un sujet comme celui-là. Il faut simplement être juste. Depuis notre enfance, on nous bassine avec cette fameuse phrase, « on peut rire de tout mais pas avec n’importe qui ». En réalité, si j’arrive à faire rire mon lecteur, alors ça veut dire que mon lecteur n’est pas n’importe qui.
Dans votre roman, le monde n’est pas seulement envahi par les fantômes, il est devenu lui-même fantomatique, et vous vous le nommez le « Monster World ». De quoi s’agit-il ?
C’est un monde où chaque jour une nouvelle aberration prouve que nos repères ne fonctionnent plus. Un monde où on est devenu incapable de distinguer le bien du mal ou de hiérarchiser quoi que ce soit.
J’ai vu l’autre jour à la télévision un monsieur fondre en larmes parce qu’il n’arrivait pas à mobiliser les gens pour les enfants syriens. C’est ça le « Monster World » : plutôt que d’écouter cet homme, tu vas préférer lire l’article où on te fait croire que le plus grave, c’est les nominations aux Césars.
Il y a quinze ans, Sacha Baron Cohen m’a fait rire avec son film Borat (2006). Je ne pouvais pas imaginer que je reverrais les mêmes caricatures, aujourd’hui, dans un carnaval belge [le 23 février à Alost]. Ce qui m’a le plus frappé, sur les photos de ce festival, c’est le sourire des gens qui portent ces tenues antijuives. Ce sourire est celui du pogrom, celui que les moujiks avaient jadis quand ils clouaient un rabbin sur une porte. Le « Monster World », c’est celui où notre quotidien ressemble à des scènes de Borat. Un monde où les gens ne veulent plus faire la différence entre les croyances et les personnes, et où il devient impossible de faire comprendre cette idée simple : tu as le droit de critiquer une religion, pas d’appeler au meurtre de personnes. Pour affronter ce monde-là, j’ai besoin des monstres.
En inventant le personnage d’un vieil homme qui veut se faire remettre un prépuce pour ne plus être juif, vous placez justement la question des personnes, ou plutôt des corps, au cœur de votre livre… Pourquoi ?
Pour rappeler que les juifs, ce n’est pas une idée, c’est d’abord des corps. Or, aujourd’hui, quand on parle de l’antisémitisme, c’est toujours un débat abstrait. Mais la question est très concrète, et c’est celle-ci : qu’est-ce qu’on va faire de tous ces juifs qui sont en Europe ?
Pour les juifs de France, les meurtres commis par Mohamed Merah ont représenté un tournant. Ils avaient déjà vécu la difficulté de scolariser leurs enfants dans l’école publique, et alors ils se sont aperçus que le privé n’était pas non plus une solution. Le jour où tu ne sais plus où mettre tes gosses, tu te sens pas bien. Et beaucoup ont même renoncé à en parler.
Dans votre roman, du reste, quiconque désigne « la bête immonde » contribue à la nourrir. « Sara, arrête ! Il bouffe ton feu ! Tu lui donnes des forces ! », hurle le vampire Ionas…
Oui, à chaque fois que les juifs dénoncent l’antisémitisme, il y a un regain d’antisémitisme. D’ailleurs, juste après les assassinats de Merah, le carré juif du cimetière où ma mère est enterrée a subi des déprédations.
Aujourd’hui, dès que la souffrance des juifs apparaît, on ressent une hostilité sourde et omniprésente. On ne peut plus pointer la source de l’antisémitisme dans tel ou tel secteur de la société, on n’en est plus là, c’est un vecteur de haine consensuel, une jouissance qui rassemble des gens très différents, qui sinon ne s’adresseraient pas la parole.
Quand je vais sur les réseaux sociaux, j’ai l’impression d’assister au retour non du nazisme, mais du Moyen Age, des prurits de la Grande Peste. On est dans une sorte de magie haineuse, très puissante, et ce n’est pas la logique qui va nous sauver. Alors, avec ce roman, je réponds à la magie par de la magie.
« Le jour où tu ne sais plus où mettre tes gosses, tu te sens pas bien », disiez-vous à l’instant. Vous-même, comment vous sentez-vous ?
Je rencontre souvent de vieux juifs qui ont vraiment été trop emmerdés, et qui ne voient plus d’avenir pour la culture juive en Europe. Mais pour moi, la question du départ ne se pose pas. Je suis quelqu’un de très sensuel, très près du sol, je ne pourrais pas vivre hors de France, sans boire du vin français, loin de la table française, hors de ce rapport si particulier à l’amitié, au sexe, à la lecture, à tout ce qui fait que la France est ce qu’elle est.
Je n’envisage pas ma vie hors de la sensualité française. Et puis je ne voudrais pas être une personne qui met son identité juive avant son identité française.
Justement, vous avez souvent affirmé votre méfiance à l’égard du grégarisme communautaire, votre refus, aussi, de parler « en tant que juif ». De ce point de vue, comment vivez-vous votre colère ?
C’est une colère un peu punk qui consiste à dire : « Vous ne me ferez pas chanter la petite musique de l’espoir, ou que mon livre va être utile contre l’antisémitisme ». Je fais partie des gens qui attendent un sursaut, même s’ils savent qu’il ne viendra pas.
Les gens qui ressentent les choses comme moi, mon livre leur fera du bien. J’irai même plus loin : rencontrer des lecteurs qui pensent comme moi me ferait du bien, je ne me place pas au-dessus de mon lecteur mais au-dessous, j’ai l’impression d’être dans une cour d’immeuble et d’appeler à l’aide. Quand j’appelle au secours, si les seuls qui répondent sont des juifs, c’est un échec absolu. Heureusement ce n’est pas le cas.