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Publié le 17 octobre dans L'Obs
Céline Masson, référente racisme et antisémitisme, professeure des universités, Centre d’Histoire des Sociétés, des Sciences et des Conflits (CHSSC), Université de Picardie Jules-Verne, Isabelle de Mecquenem, référente racisme et antisémitisme, professeure agrégée en INSPE, Université de Reims-Champagne-Ardenne, membre du Conseil des sages de la laïcité et Claude Maillard, psychanalyste, médecin, écrivain.
Rose, étudiante en médecine, a dénoncé des comportements antisémites chez ses camarades de promotion au début de l’année universitaire 2018 : blagues sur les juifs, leur « perfidie » et leur « cupidité » légendaires, mais encore photomontages et « jeux » tournant la Shoah en dérision. Rose, inscrite en deuxième année de médecine à l’Université de Paris 13, relate un véritable climat d’intimidation s’exprimant par clichés antijuifs toujours enrobés d’humour.
Donnons l’exemple d’une des captures d’écran échangée entre étudiants. Il s’agit de la photo d’un étudiant d’origine juive (identifié comme tel par Rose) prise lors du week-end d’intégration 2018, qui s’accroche à un grillage, le visage grimaçant, les yeux levés au ciel, imitant et tournant en dérision les déportés juifs. L’image postée sur le groupe Whatsapp des étudiants a été ainsi commentée : « Hahaha, autours (sic) du juif maintenant, on dirait qu’il est à Ausw*le Crif a momentanément coupé votre connexion internet ». L’évocation d’Auschwitz associée au rire sardonique se fait sous le nom amputé de son witz.
Saisi de ce dossier, le parquet de Bobigny décidait pourtant de classer l’affaire sans suite, faute de preuves suffisantes. Ce qui a conduit Rose à se constituer partie civile pour obtenir l’ouverture d’une information judiciaire. Mais, en septembre 2019, cette dernière et son avocat apprennent que le magistrat ordonne son « expertise psychologique ». Rose, dépitée et consternée, décide alors d’abandonner les poursuites.
S’il s’agit d’une procédure habituelle dans ce genre d’enquête lorsque la plainte est fondée sur le motif du « harcèlement », la mise en cause qu’elle induit ne manque pas d’interroger.
Les victimes sont toujours suspectes selon la logique de la violence mimétique et contagieuse, ce cercle infernal dont nous peinons à sortir. Elles tendent en effet un miroir aux bourreaux. Les prendre en charge et les protéger revient alors à se compromettre.
L’incrimination de « harcèlement à caractère antisémite » a fait son entrée dans le Code pénal en 2017. Cependant, en associant l’antisémitisme comme circonstance aggravante à la notion de harcèlement dont les effets affectent l’intégrité psychique des individus et se révèlent donc toujours très difficiles à établir, le risque n’est-il pas de créer une entité équivoque impossible à caractériser juridiquement ? Au lieu d’une qualification des faits au regard de la loi, le discours juridique risque ainsi de contribuer à la psychologisation fallacieuse d’un phénomène dont la nature est sociale et politique. Et en recherchant systématiquement l’expression d’une pathologie psychiatrique à travers les plaintes des victimes, on fait prévaloir une interprétation réductrice des incidents antisémites et l’on produit alors des arguments spécieux prêtant à la victime une fragilité virant à la paranoïa, au détriment de l’analyse objective des événements graves qui nous concernent tous et devraient avoir valeur d’alarme civique.
Car, loin d’être un épiphénomène – de la « gaminerie » – dont il n’y aurait pas lieu de faire un procès, cette « affaire » qui se déroule au sein d’une faculté de médecine est au contraire un cas d’école qui révèle un sentiment total d’impunité parce que ces faits de « harcèlement antisémite », se sont en partie déroulés sur les réseaux sociaux. « Ni victimes ni bourreaux » disait Camus, effacement que facilite la communication écranique. Le « tout-écran » ou l’« écran-monde » dont parlent Lipovetsky et Serroy transforme radicalement les rapports à soi et au monde[1], seule la violence restant réelle dans ses effets démultipliés sur l’espace virtuel.
Nous faisons l’hypothèse d’un véritable déni d’antisémitisme, comme si nos institutions ne parvenaient pas à reconnaître l’antisémitisme lorsque celui-ci est inscrit dans le tissu social. Dans le cas des étudiants qui nous occupent, les réseaux sociaux ont été le vecteur et le révélateur de virulents messages antisémites. Et tel est bien le sens de l’alerte donnée par Rose confrontée à une violence inouïe. Soyons lucides, ces « réseaux » sont d’une efficacité redoutable, de véritables outils de propagation de l’antisémitisme socialisé.
Par antisémitisme socialisé, nous évoquons un antisémitisme de réseau qui se répand à coup de post et de messages codés et qui tend à constituer une masse noire indétectable. La viralité des moyens de communication est devenue un lieu commun, mais elle peut aussi évoquer les théories virales de l’antisémitisme envisagé comme une contagion et qui ont eu cours dans l’histoire. La nouvelle loi (dite « loi Avia ») focalisée sur les « contenus haineux » ne restreint-elle pas son approche en adoptant un tel titre, comme s’il suffisait d’effacer des « contenus » au coup par coup pour éradiquer la haine sur Internet ? Une forme de démesure s’est emparée des réseaux sociaux tout en gardant l’apparence minimale de la sociabilité, c’est-à-dire de l’échange et des interactions entre pairs. C’est bien cette démesure générée par le flux d’informations à l’état brut, qui conduit à une communication à rebond totalement hors prise.
Aussi quand nos institutions se montrent dans l’incapacité de repérer et de désigner les violences multiples qu’elles hébergent, comme l’antisémitisme endémique, elles ne peuvent dès lors assurer la protection des victimes. Non seulement l’Etat de droit semble alors reculer insidieusement, mais c’est l’ensemble des principes fondateurs de l’Université qui s’effacent, ainsi que l’éthique consubstantielle à une communauté de savants et de chercheurs dont les étudiants font intégralement partie.
Ce « petit fait » – qui surgit à l’université – doit nous alerter et nous rappeler la nature odieuse de ce qu’on cherche par tous moyens à étouffer. Faire comme si rien ne s’était passé ne peut se concevoir. C’est la langue qu’on escamote par les réseaux de propagation de l’antisémitisme qui autorisent que les mots soient défigurés par la haine.
Une victime, c’est un corps qu’il faut sauver et quand le corps est en jeu, c’est une cible qui nous rappelle trop un temps d’histoire et d’horreur inoubliable.
Nos institutions sauront-elles relever le défi d’une véritable lutte contre l’antisémitisme ?
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