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Publié le 4 juin dans Le Monde
Entre juin 1967 et 1969, la Pologne communiste connaît une vague d’antisémitisme suscitée et orchestrée par le pouvoir afin de discréditer la révolte étudiante qui culmine en mars 1968. Pour bien des juifs rentrés et restés dans leur pays après l’extermination – la plupart communistes, parfois cadres du régime –, cet épisode représente un terrible dégrisement et la quasi-fin de la présence juive en Pologne. On estime entre 15 000 et 20 000 le nombre de départs à la suite de ce « pogrom sec » (il n’y eut pas de sang versé). Sur ce moment méconnu, l’écrivaine polonaise Agata Tuszynska a construit un récit polyphonique à partir des témoignages d’une trentaine d’émigrés, dispersés de par le monde.
Ce livre s’inscrit dans la lignée des ouvrages de la Biélorusse (et Prix Nobel de littérature 2016) Svetlana Alexievitch, ou de la Polonaise Hanna Krall : en effet, il bâtit sa narration sur des propos d’acteurs réels. Le protagoniste n’est pas un individu mais une collectivité, une communauté soudée par l’infortune. Agata Tuszynska est plus jeune que ses interlocuteurs et, bien que sa mère fût juive, est demeurée sur place (elle avait 11 ans lors des faits). Son œuvre se consacre depuis à suivre la trace de la présence juive évanescente dans la Pologne d’après-guerre.
Grâce à elle, ce milieu de jeunes gens, souvent privilégiés, dont l’univers bascule et se dérobe, reprend vie et, avec lui, la Pologne des décennies 1950-1960. Le basculement est symbolisé par le quai de la gare de Gdansk, à Varsovie, d’où partent en quête d’un monde vivable, au printemps 1969, les bannis, certains à peine sortis de l’adolescence, avec, pour tout viatique, une valise à la main et un passeport précisant leur déchéance de nationalité. A partir de cette scène primitive, Agata Tuszynska reconstitue, avec empathie mais sans misérabilisme, des itinéraires tragiques ou heureux qui précipitent ces réprouvés dans le monde de « l’Ouest ».
Dispensés de cours de religion
Quant au judaïsme, beaucoup n’avaient avec lui qu’un rapport lointain, voire inexistant. Leur marginalité ne saillait que face aux cours de religion donnés par les prêtres, dont ils étaient dispensés, ou quand, dans des colonies de vacances pourtant socialistes, tous leurs camarades s’agenouillaient à l’heure du coucher afin de prier. « Je suis ce que je n’ai pas envie d’être sans savoir pourquoi je dois l’être, mais je le suis », résume un des personnages. Ils étaient en tout cas peu armés pour voir refleurir dans la presse de la « Pologne populaire » des antiennes telles que : « Les juifs (…) étaient les ennemis pathologiques de la nation et venaient de léproseries d’Egypte ».
Bien sûr, la sourde hostilité au pouvoir a pu aussi ménager des gestes bienveillants, comme dans ce trolleybus où deux étudiants visés par la campagne demandent, par provocation, à la contrôleuse : « Comment avez-vous pu laisser entrer deux juifs ? », suscitant l’hilarité et les applaudissements des voyageurs. Mais les mêmes finiront par se voir priés de se retirer du mouvement étudiant, pour ne pas donner à la répression un prétexte supplémentaire de s’en prendre à la contestation. Roman non fictionnel, Affaires personnelles s’avère aussi une histoire pleine d’émotion, d’amours de jeunesse et de rebondissements, qui, grâce à la solidarité entre les bannis, propose une issue tout en nuance : « Ça a complètement changé ma vie, reconnaît l’un d’eux. Mais je suis content de ma vie.»
Sur le même sujet :
Rencontre vidéo en direct. "Juifs de Pologne, le dernier exil", avec Agata Tuszynska.
À l’occasion de la parution de son ouvrage Affaires personnelles, traduit du polonais par Isabelle Jannès-Kalinowski, éditions de l’Antilope, 2020
Quand ? Jeudi 11 juin 2020, 19h00-20h00
Où ? En direct. Lien communiqué le jour de l'événement. Plus d'infos ici.
Par ? Le MahJ vous offre cette rencontre.
Affaires personnelles » (Bagaz osobisty. Po marcu), d’Agata Tuszynska, traduit du polonais par Isabelle Jannès-Kalinowski, L’Antilope, 384 p., 23,50 €, numérique 16 €.