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Photo : Devant l'Hyper Cacher, en décembre 2015. Photo Eric Feferberg. AFP
Publié le 1er septembre dans Libération
La conversation est courtoise. Mais expéditive. «Je veux me tenir loin de tout cela», lâche d’entrée de jeu le jeune homme, l’humeur lasse, presque désabusé. «A quoi cela servirait de raconter ça pour la millième fois ?» Loin de Paris, Ilan A., ex-otage de l’Hyper Cacher, décline les sollicitations. Sa voix devient hachée à cause de la mauvaise qualité du réseau.
D’après ce que l’on en sait, lors de l’attaque terroriste de la supérette le 9 janvier 2015, Ilan A. s’était protégé en s’enfermant avec d’autres personnes dans la chambre froide de la réserve. A Bobigny, au siège de la chaîne Hyper Cacher qui compte une dizaine de magasins en région parisienne, c’est aussi une fin de non-recevoir, formulée sans animosité. L’affaire, plutôt florissante, avait été vendue, juste avant les attentats de janvier 2015, à un trentenaire. Les anciens et nouveaux patrons se retranchent derrière un mur de silence. «M. [Julien] Aboulker n’a jamais répondu aux demandes des journalistes», prévient l’assistante. Le précédent propriétaire vit désormais en Israël.
Patrick Klugman, avocat d’une quinzaine de parties civiles dans le procès qui s’ouvre ce mercredi, le sait bien. Parmi les ex-otages de l’Hyper Cacher, la plupart des survivants ont choisi de demeurer en retrait. «Seulement deux ou trois de mes clients viendront témoigner», précise-t-il. La peur s’est enkystée. Définitivement pour certains. Bien au-delà du seul fait d’être confrontés au tribunal aux complices présumés des terroristes de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher. «Il y a encore 500 ou 5 000 jihadistes, je ne sais pas. Cela recommencera», redoute Ilan. «Le sentiment de terreur perdure. A l’Hyper Cacher, les personnes ont été atteintes dans leur quotidien. La série d’attentats a créé un poids qui pèse sur la manière de vivre sa vie. Pour les juifs de France, le seul fait de déposer ses enfants à l’école est devenu compliqué», insiste Patrick Klugman, rappelant les quatre assassinats commis par Mohamed Merah en mars 2012, à l’école juive Ozar Hatorah à Toulouse.
Pour les citoyens français de confession juive, l’attaque de la supérette de la porte de Vincennes est l’aboutissement tragique d’une montée en puissance de l’antisémitisme devenu meurtrier, passant de l’assassinat d’Ilan Halimi en 2006 au terrorisme de l’Hyper Cacher, neuf ans plus tard.
Un sentiment d’abandon et de solitude s’est durablement installé. Sans illusions, nombre de responsables communautaires considèrent que la mobilisation du 11 janvier 2015 était due principalement au choc de l’attentat contre Charlie Hebdo. S’il n’y avait eu que l’attaque contre l’Hyper Cacher, la solidarité de la société française n’aurait, selon eux, pas fonctionné. Les débats houleux sur la politique israélienne et le conflit israélo-palestinien empêchent-ils de prendre la mesure de la violence antisémite qui sévit désormais en France et en Europe ? Sûrement. L’histoire tend des pièges. «C’est devenu un fait accompli que le terrorisme frappe des juifs, estime Bruno Smia, le président de la synagogue de Vincennes-Saint-Mandé. Le citoyen français de confession juive n’est pas un citoyen comme les autres. Du seul fait qu’il soit juif, il peut être une cible.»
Patrick Klugman évoque quant à lui «l’immense dépit et découragement» des ex-otages de l’Hyper Cacher : «Ils ont le sentiment d’avoir été deux fois victimes, lors de la journée du 9 janvier 2015 et ensuite d’avoir été effacés de la carte de la victimologie. La société est oublieuse et ils estiment ne pas avoir été considérés comme des victimes.»
Pour beaucoup de juifs français, la réponse immédiate a été de quitter la France. Les départs vers Israël (en moyenne 1 600 personnes par an entre 2000 et 2012, 7 200 personnes en 2014) ont connu un pic historique en 2015 (8 000 départs). Selon Bruno Smia, une cinquantaine de familles de sa communauté, l’une des plus importantes de France, ont fait leur alyah après l’attaque de l’Hyper Cacher. Parmi les ex-otages, au moins un tiers se sont installés en Israël. Les deux caissières de la supérette vivent désormais à Jérusalem. Malgré tout, l’une d’elles, Zarie Sibony, viendra témoigner lors du procès. «Pendant quatre heures, elle a été l’interlocutrice privilégiée d’Amedy Coulibaly [le preneur d’otages, ndlr], explique son avocat, Elie Korchia. Grâce au soutien de sa famille forte et soudée, elle a pu traverser cette épreuve.»
Chacun reconnaît l’importance du procès qui s’ouvre. Pour éclaircir les zones d’ombre, pour tourner la page. Mais flotte, encore une fois, une sorte de désillusion. «La plupart des victimes en attendent peu, explique Patrick Klugman. J’espère, pour ma part, qu’il fera progresser notre immunité collective.»