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Publié le 25 novembre dans Le Monde
Entrée de l’emprise dans le code pénal et civil, aménagement du secret médical, prise en charge des auteurs de violences conjugales… Le premier ministre a présenté à Matignon, lundi 25 novembre, les arbitrages du gouvernement à l’issue du Grenelle des violences conjugales, près de trois mois après son lancement. Aux côtés de plusieurs ministres, Edouard Philippe a insisté sur « les dysfonctionnements dont nous n’avons pas jusqu’à aujourd’hui voulu prendre conscience ».
Les chiffres sont en effet sans appel. Selon l’Observatoire national des violences faites aux femmes, au moins 220 000 femmes majeures sont victimes de violences au sein du couple chaque année. L’an dernier, 121 femmes ont été tuées dans le cadre conjugal, et 28 hommes, selon les données officielles. Un bilan macabre qui s’élève, pour cette année, à 138 femmes tuées, selon le collectif Féminicides par compagnons ou ex, qui les recense sur sa page Facebook.
Au fil des semaines, le gouvernement, et en particulier la secrétaire d’Etat à l’égalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa, a déjà annoncé un certain nombre de mesures. Parmi elles figurent notamment la décision de réquisitionner les armes à feu d’un homme violent « dès la première plainte » et l’élaboration d’une grille d’évaluation du danger destinée aux gendarmes et aux policiers qui accueillent les femmes victimes, présentée conjointement vendredi avec le ministre de l’intérieur.
Outre ce dispositif, salué par les associations, le premier ministre a annoncé lundi la création de 80 postes d’intervenants sociaux supplémentaires dans les commissariats et les brigades, d’ici à 2021, pour améliorer l’accueil des femmes victimes. A l’heure actuelle, ils sont 271 – le renforcement constitue donc une hausse de 30 % des effectifs, précise Matignon.
Sur le volet de l’accompagnement des victimes, le premier ministre a indiqué que la plate-forme téléphonique 3919 – Violences femmes info, géré par la Fédération nationale solidarité femmes, serait à l’avenir accessible vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
Le 29 octobre, les onze groupes de travail du Grenelle, qui rassemblaient les acteurs concernés par la lutte contre les violences faites aux femmes, avaient présenté une soixantaine de recommandations. Edouard Philippe en a retenu plusieurs. C’est le cas de la notion d’emprise, encore largement méconnue, qui sera prise en compte dans le code civil et pénal. Avec la création de l’incrimination du suicide forcé, ce choix illustre la volonté du gouvernement de mieux prendre en compte les violences psychologiques, au cœur des violences au sein du couple.
Une autre proposition issue des groupes de travail concernait l’aménagement du secret médical, afin de permettre aux médecins de signaler des faits de violences conjugales sans l’accord de la victime, « en cas de risque sérieux de renouvellement de celles-ci ». Des négociations sont en cours avec le conseil national de l’ordre des médecins pour déterminer s’il s’agira d’une obligation ou d’une simple possibilité.
Plusieurs dispositions concernent les enfants et l’exercice de l’autorité parentale. Celle-ci sera suspendue dès la phase d’enquête en cas d’homicide conjugal. Le juge pénal pourra également suspendre ou aménager l’autorité parentale dans les affaires de violences conjugales. Ces mesures, qui nécessitent une évolution législative, prendront la forme d’une proposition de loi portée par deux députés de la majorité, Bérangère Couillard et Guillaume Gouffier-Cha, discutée à l’Assemblée « dès janvier ».
Outre les modifications liées à l’exercice de l’autorité parentale, elle comportera plusieurs volets importants : l’aménagement du secret médical, la création de l’incrimination de suicide forcé, la suppression de l’obligation alimentaire de l’enfant vis-à-vis du parent meurtrier…
Tous les groupes de travail avaient insisté sur l’importance de former davantage l’ensemble des professionnels au contact des victimes, un aspect jugé prioritaire. La réponse du gouvernement sur ce point s’adresse aux enseignants, qui recevront désormais une formation obligatoire à l’égalité entre les filles et les garçons, qui était jusqu’à présent optionnelle.
Enfin, de façon plus inattendue, la question controversée du suivi et de la prise en charge des auteurs, qui là encore avait surgi dans plusieurs groupes de travail, a été retenue, « parce que derrière ce sujet se trouve celui de la prévention de la récidive », a rappelé à juste titre Edouard Philippe. L’accent sera mis sur leur évaluation, faite par une équipe pluridisciplinaire, dès la phase de l’enquête, afin de les orienter vers des protocoles existants, comme les groupes de parole. Par ailleurs, un appel à projets sera lancé en 2020 pour que deux centres de prise en charge par région soient créés, sur le modèle du Home des Rosati, à Arras (Pas-de-Calais), un centre d’hébergement pour les auteurs de violences conjugales obtenant des résultats probants en termes de récidive.
Dans son discours d’ouverture le 3 septembre, le premier ministre avait listé dix mesures d’urgence. Il en a précisé certaines dans celui de clôture. Ainsi, concernant la création de 250 places d’hébergement, et de 750 places de logement d’urgence, « une convention a été signée entre le 3919, le 119 [numéro d’urgence du service national d’accueil téléphonique pour l’enfance en danger] et le ministère du logement pour cibler au plus vite les places ».
Quant aux bracelets antirapprochement, destinés à maintenir à distance les auteurs de violences, mille d’entre eux seront déployés dès 2020, a poursuivi le chef du gouvernement. Un texte de loi porté par Aurélien Pradié (Les Républicains) proposant de généraliser ce dispositif aussi bien au civil qu’au pénal, sous réserve du consentement du conjoint violent, a été voté en première lecture à l’Assemblée le 15 octobre.
Le Grenelle, réponse politique à la prise de conscience sociétale du fléau des violences conjugales et des féminicides, a suscité des attentes considérables. Au premier rang d’entre elles figurait la question des moyens, posée par l’ensemble des acteurs. D’après le rapport du Haut Conseil à l’égalité « Où est l’argent contre les violences faites aux femmes ? », publié fin 2018, il faudrait entre 500 millions et un milliard d’euros pour prétendre lutter efficacement. « On veut un milliard, pas un million », ont ainsi scandé à plusieurs reprises les nombreux participants à la marche contre les violences sexistes et sexuelles, organisée samedi par le collectif féministe #NousToutes.
À l’exception de l’annonce de 30 millions d’euros consacrés, d’ici la fin du quinquennat, à la création d’« espaces rencontres », des lieux destinés à sécuriser l’échange d’enfants dans les situations de violences conjugales, aucune enveloppe budgétaire supplémentaire n’est prévue.
« Le gouvernement consacrera l’an prochain 361 millions d’euros à la lutte contre les violences », fait valoir Matignon, en mettant en avant, au total, « un milliard d’euros dédié à l’égalité entre les femmes et les hommes dans l’ensemble des politiques mises en œuvre ». Sauf que la somme est en grande partie allouée à des programmes d’aide au développement et non à une politique publique d’envergure nationale. Sur ce plan, la déception risque d’être au rendez-vous.