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Elle ouvre aussi la voie à une délicate transition dans le plus peuplé des pays arabes, où l'armée a lancé une vaste opération contre les Frères musulmans, accusés par leurs détracteurs de vouloir instaurer un régime autoritaire au profit de la confrérie. Coup d'État ou révolution ? Quelles erreurs ne pas répéter pour éviter de retomber dans l'impasse de 2011 ? Pour Jean-Noël Ferrié, spécialiste de l'Égypte, directeur de recherche au CNRS et auteur de L'Égypte entre démocratie et islamisme (Paris Autrement, 2008), seule l'option d'un gouvernement d'union nationale semble envisageable. Interview.
Le Point.fr : Que penser de ce retournement de situation ?
Jean-Noël Ferrié : C'est un retournement très attendu. Il est étrange que certains s'en étonnent. L'Égypte était, depuis plusieurs mois, dans une situation économique et sociale totalement catastrophique. Les Égyptiens devaient sortir de l'impasse d'une manière ou d'une autre. La seule question qui pouvait se poser, c'était de savoir à quel moment Morsi allait se tromper. Avec les 15 millions de personnes dans la rue, les forces de sécurité qui ne soutenaient pas le régime, il suffisait que l'armée dise "fin de partie" pour que la situation évolue. Ce qui aurait été dramatique, c'est qu'on laisse la société égyptienne se désagréger. En somme, on a évité le pire.
S'agit-il d'un coup d'État ? Les avis divergent...
Techniquement, c'est indéniable. Une partie des pouvoirs publics, en l'occurrence l'armée qui se soulève contre une autre partie pour l'éliminer, c'est un coup d'État. Absolument comme le départ de Moubarak était issu d'un coup d'État.
Peut-on faire confiance à l'armée ?
Il était impensable qu'elle n'intervienne pas. Morsi ne voulait rien modifier et tentait de s'accaparer de plus en plus de pouvoirs en ignorant l'ensemble des protestataires. Néanmoins, il faut noter que l'armée ne s'est pas comportée comme en 2011, lors du départ forcé de Moubarak. Cette fois-ci, le chef d'état-major a annoncé le départ du président Morsi entouré de plusieurs représentants institutionnels de la société égyptienne - l'imam d'Al-Azhar, le pape des Coptes, El Baradei - et n'a pas pris le pouvoir. Il n'est pas devenu le chef de l'État par intérim, contrairement à ce qui s'était passé en 2011 avec le maréchal Mohamed Hussein Tantaoui.
Quelles erreurs ne devront pas être répétées ?
D'abord, celle de la division, qui a mené à la perte des Frères musulmans. Ces derniers sont arrivés à la tête de l'État, portés par un mouvement qui avait été initié par des libéraux. Et ont voulu s'accaparer la totalité des pouvoirs pour gérer les choses à leur manière et selon leur conception. C'est donc un gouvernement d'union nationale qu'il va falloir composer. Et c'est là que les choses se compliquent. Il est, en effet, plus facile d'être contre les Frères musulmans, contre Morsi que de parvenir à s'entendre lorsqu'on a, d'un côté, les libéraux, de l'autre, des partisans de l'ancien régime, des déçus des Frères musulmans ou des salafistes qui sentent bien que l'occasion peut être bonne pour eux. Ensuite, il ne faudra pas se tromper dans les priorités. Contrairement à ce que préconise aujourd'hui François Hollande, au lieu de commencer par organiser des élections comme l'a fait Morsi, peut-être faudra-t-il, au préalable, rédiger une Constitution qui permette à l'ensemble des familles politiques de se sentir concernées.
Les Frères musulmans ont tout de même été élus. Faudra-t-il les éliminer du prochain gouvernement ?
Une grande partie des électeurs, déçus, vont porter leur intérêt vers d'autres partis. Cependant, les Frères musulmans représentent, encore aujourd'hui, une force importante dans le pays. Je pense que ce serait une terrible erreur de les écarter. Il ne faut en aucun cas jouer leur jeu qui consiste à vouloir éliminer tous les autres partis. Reste une question fondamentale : les Frères musulmans sont-ils prêts à jouer le jeu loyalement ? Dans l'état actuel des choses, cela me semble difficile à imaginer.
Quel rôle l'armée va-t-elle devoir jouer dans les semaines à venir ?
Il devra être minimaliste. Elle va d'abord tenter de sécuriser la situation. Et ensuite elle devra permettre à un gouvernement d'union nationale de s'imposer. Je ne pense pas qu'elle reste sur le devant de la scène. L'armée égyptienne a été douchée à froid lors de sa précédente intervention en 2011. Cela m'étonnerait que le général Abdel Fatah al-Sissi ait extrêmement envie de se retrouver dans la même situation...