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Après la cérémonie, les convives se retrouvent autour d'un buffet somptueux. Au menu : des mets traditionnels iraniens et... du vin. Le patriarche porte sous le bras son trésor : une bouteille de deux litres. "Ce vin a trente ans !", dit-il fièrement. Distillé à la maison, à l'ancienne. Et autorisé uniquement dans le cadre du culte. La bouteille s'arrête devant d'élégantes bourgeoises. Foulard en cachemire sur la tête, elles pourraient ôter leur voile, mais la présence d'hommes musulmans – l'interprète officiel et le photographe – les gêne. Des gobelets se tendent puis, au dernier moment, se ravisent. "Vous savez, c'est vraiment une exception liturgique...", précise l'une d'elles tout en refusant catégoriquement d'être photographiée et de poursuivre le dialogue. Face à notre obstination, elle lance : "Je suis conseillère de Khatami [président réformateur de 1997 à 2005, NDLR], je suis une figure publique. Alors si vous insistez, j'appelle la police !" Pas si simple d'être juif en Iran...
Reconnus comme minorité dans la Constitution de 1979, au même titre que les chrétiens et les zoroastriens, les juifs sont représentés au Parlement par un unique député. Dans ce grand hémicycle à la moquette verte, Ciamak Morsadegh siège parmi 289 autres élus, dont quelques femmes couvertes du long tchador noir et des mollahs coiffés du turban de la même couleur réservé aux sayyid, les descendants du Prophète. Quand il n'est pas au Parlement, Ciamak Morsadegh passe ses journées à l'hôpital juif de Téhéran, dont il est le directeur. Fondé sous le Shah, le lieu accueille désormais principalement des patients musulmans. "Cet hôpital est un symbole de la tolérance en Iran, dit-il d'emblée. Nous recevons l'aide du président Ahmadinejad. Et, nous, les médecins, nous travaillons quasi gratuitement, juifs, musulmans et chrétiens, tous unis pour le bien de la nation iranienne."
Une peinture idyllique dans un contexte où Israël menace régulièrement l'Iran de frappes ciblées sur ses sites nucléaires... Mais en cas de guerre, cette "nation iranienne" resterait-elle unie ? Les juifs combattraient-ils sous la bannière de la République iranienne ? "Bien sûr !, s'agace le député. Nous avons eu des martyrs, nous aussi, pendant la guerre Iran-Irak ! Qui veut détruire les intérêts nationaux est notre ennemi. Il n'y a pas de différences. Que ce soit Israël ou, auparavant, l'Irak. Nous sommes prêts à défendre notre pays contre l'OTAN, contre les États-Unis et contre Israël !" Malgré ces gages de patriotisme enflammés, la loyauté des juifs iraniens reste, aux yeux du régime, sujette à caution. Comme tous les autres jeunes hommes du pays, ils accomplissent leur service militaire, mais ne deviennent jamais officiers. Et si la communauté compte quelques rares hauts fonctionnaires, ils n'accéderont jamais à des postes de responsabilité gouvernementale.
Il en va de même pour les autres minorités iraniennes. Même si pour les juifs, la situation est plus complexe encore, à cause de l'antisionisme déclaré de l'Iran depuis la révolution islamique. Car le fond du problème, pour les ayatollahs, c'est bien l'existence même d'Israël, qu'ils utilisent comme thème "fédérateur" dans la région. En niant le droit d'exister à l'État hébreu et en se présentant comme le champion de la cause palestinienne, ce régime chiite parvient, depuis trente-quatre ans, à séduire la rue arabe, pourtant majoritairement sunnite. Il pousse d'ailleurs la logique jusqu'au bout en y interdisant les voyages. Tout Iranien, qu'il soit juif ou non, qui franchit des frontières présentées comme "illégitimes", est passible de cinq ans de prison.
L'art de la dialectique persane
Mais, comme souvent en Orient, quand il s'agit de la sphère privée, la règle n'est pas vraiment respectée. Le système est simple et connu de tous : les passagers prennent deux avions, en passant par une escale "alibi" comme la Turquie, et les douaniers israéliens apposent les cachets d'entrée et de sortie sur une feuille du passeport "volante". Ces voyages sont importants pour une communauté juive très éparpillée. Des 80 000 juifs présents à l'époque du Shah, il en reste à peine un huitième aujourd'hui : 8 500, recensent les statistiques officielles ; 10 000, rectifie l'Association nationale des juifs d'Iran, qui affirme que certains juifs vivent "cachés", préférant taire leur religion. Ce qui est sûr, c'est qu'il y a aujourd'hui plus de juifs iraniens en Israël et aux États-Unis qu'en Iran...
Ceux qui sont restés défendent donc soigneusement leur choix. "Dans les autres pays où il n'y a pas de menaces de frappes militaires, les juifs doivent beaucoup plus se protéger que nous. En France, par exemple, vous le savez bien, la communauté juive a eu beaucoup de problèmes, avance le président de l'association. En Turquie, en Égypte, les synagogues sont régulièrement attaquées, incendiées. Dieu merci, en Iran, aucune minorité religieuse n'a eu ce genre de problème. Et cela malgré l'hostilité qui existe entre l'Iran et Israël... En fait, l'Iran fait vraiment la différence entre le sionisme et le judaïsme."
Président de l'Association nationale des juifs d'Iran, Homayoun Sameyah reçoit dans un vaste appartement, situé au deuxième étage d'un bâtiment officiel : le siège de son association, subventionnée par l'État, qui organise activités pour les jeunes, fêtes et concours. Comme la plupart de ses coreligionnaires, il sait que sa liberté a un prix : la prudence, voire le silence. Il avance donc à pas comptés sur des sujets aussi délicats que le négationnisme affiché du président ultraconservateur, Mahmoud Ahmadinejad. "Il y a eu des discussions et, malgré mon respect pour la présidence de la République islamique d'Iran, je pense, personnellement, que même s'il n'y avait eu qu'un seul juif tué pendant la Deuxième Guerre mondiale, à cause de son appartenance religieuse, l'acte est un crime et doit être condamné."
Une thèse que ce pharmacien peut défendre en public, avec une marge de manœuvre très limitée. "En Iran, la liberté d'expression existe. Il y a trois ou quatre jours, je parlais devant une assemblée d'étudiants bassidjis, donc très conservateurs. Lors de mon intervention, j'ai condamné le massacre des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale et il n'y a pas eu de problème." Le professeur Sameyah insiste sur le mot "massacre", à défaut d'"holocauste", terme que réfute le régime des mollahs, l'utilisant plus volontiers au sujet des Palestiniens. "Mais il y a bien eu un massacre et un génocide pendant la Deuxième Guerre mondiale", conclut le pharmacien, audacieux.
Tous ne vont pas aussi loin, faute de maîtriser à la perfection l'art de la dialectique persane. La plupart fuient cette bataille sémantico-politique et évitent carrément le sujet. À Yussef Abad, la fête pour la bar-mitsva d'Arvin bat son plein, et le vin qui circule en petite quantité ne délie pas vraiment les langues. Lorsqu'on aborde la question avec un fidèle, il balbutie, tétanisé : "Nous n'avons pas beaucoup d'informations sur l'Holocauste. Cet événement s'est apparemment passé pendant la Deuxième Guerre mondiale. Comme nous étions en Iran, loin du conflit mondial, et que l'Iran était un pays neutre, nous ne pouvons pas savoir ce qui s'est passé en Allemagne." Pas facile décidément d'être juif en Iran.