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Il grimpe encore et encore dans les enquêtes d'opinion, et espère créer la surprise à la législative partielle d'aujourd'hui à Villeneuve-sur-Lot. Mais si le Front national parvenait enfin au pouvoir, comment passerait-il de quarante ans de contestation à l'exercice de la gestion d'un État comme la France ? Du programme à la réalité, le fossé est bien plus large et complexe qu'il n'y paraît.
Atlantico : Selon un sondage de l'institut CSA pour BFMTV publié mercredi, 25% des Français pensent que Marine Le Pen, si elle était au pouvoir, s'en sortirait mieux que François Hollande ou qu'un candidat de droite. Si elle y parvenait, et sans accréditer la faisabilité de cette accession, Marine Le Pen aurait-elle les moyens techniques de gouverner ? Avec quelle majorité, quelle coalition ?
Éric Verhaeghe : Il me semble que le premier problème que rencontrerait Marine Le Pen serait de sortir de ses ambiguïtés, qu'elle incarne d'ailleurs avec plus de talent que son père. Ne nous leurrons pas, le Front national coalise des forces ou des familles politiques extrêmement hétérogènes. Leur unité tient aux ambiguïtés que Marine Le Pen ne lève pas... car comme vous le savez on sort toujours d'une ambiguïté à son détriment. La discrétion de la présidente du Front sur le mariage gay en a donné une preuve : elle a évité de donner du grain à moudre à des dissensions internes.
Pour aller vite, le Front national est l'agrégat de quatre familles politiques très différentes. Première famille, qui est historiquement originelle au Front : la famille légitimiste, que j'appellerais assez volontiers courant chouan. Elle regroupe les électeurs attachés à l'Église et à un ordre social qui s'en inspire, ce qui peut vouloir dire un vrai esprit de solidarité. Deuxième famille: les maurrassiens et leurs dérivés païens, plus attachés au rationalisme aryen qu'à la révélation chrétienne, et de sensibilité plus libérale. Troisième famille : disons les "épargnants" qui ne seraient pas hostiles à un épisode autoritaire permettant de consolider une politique économique au service de leurs intérêts. Quatrième famille : les déçus de l'institution, souvent prolétarisés ou déclassés par la crise, qui cherchent une force de rupture pour construire un ordre où ils retrouveront leur place. On remarquera qu'on peut d'ailleurs appartenir à plusieurs familles à la fois.
Dans cet équipage, les forces contraires sont suffisamment puissantes pour que l'exercice du pouvoir se complique singulièrement pour le Front national. L'expérience Hollande le montre : une chose est de rassembler quand on est dans l'opposition, une autre chose est de disposer d'une marge homogène suffisante pour déployer une politique cohérente. Même avec l'appui probable de ralliés à droite, voire au centre gauche, le passage de l'opposition à la construction sera une véritable épreuve pour Marine Le Pen. On peut en effet imaginer que des forces magnétiquement attachées à l'UMP aujourd'hui, mais idéologiquement différentes, comme les chrétiens démocrates, la droite populaire, et au-delà les villiéristes et les souverainistes, pourraient assez facilement devenir les troupes supplétives du Front. C'est à la fois une force et une faiblesse, car plus la coalition sera mosaïque, moins elle sera unanime pour mettre en place un programme commun.
Christophe de Voogd : Je voudrais d'abord commencer par dire que ce sondage est un nouvel indice de l'intégration croissante du FN dans le jeu politique et du fait qu'il n'est plus seulement un choix de protestation, mais aussi d'adhésion. "Dédiabolisation"? "Normalisation"? Je préfère, avec Dominique Reynié, parler d'"installation" dans le paysage politique "normal". Quant à l'arrivée au pouvoir, elle ne peut se produire – c'est tout le calcul de Marine Le Pen – que dans une coalition avec une partie de l'UMP divisée et affaiblie; ce qui reste encore peu probable, car d'une part cette division est loin d'être actée et surtout nous sommes encore très loin d'un bloc suffisant "droite forte"/FN indispensable pour l'emporter au scrutin majoritaire.
Laurent Pinsolle : Tout d’abord, je tiens à souligner que le fait que seulement 25% des Français pensent qu’elle ferait mieux que le PS et l’UMP est un score finalement faible, d’autant plus que seulement 9% l’affirment avec certitude. Cela signifie que seulement la moitié de l’électorat de Marine Le Pen avait une certitude forte qu’elle pouvait faire mieux que le PS et l’UMP et l’autre moitié une certitude relative. Après un quinquennat où Nicolas Sarkozy a beaucoup déçu et une première année de quinquennat de François Hollande au moins aussi décevante, on peut considérer que ce score est un échec pour le FN étant donné que les Français n’espèrent plus grand-chose du PS et de l’UMP (un sondage Harris de mars 2013 montre que seulement 24% des Français font confiance à leurs dirigeants politiques et 72% ne leur font pas confiance). Marine Le Pen n’a pas crédibilisé son discours dans des circonstances pourtant très favorables. Ce chiffre tend à accréditer l’idée d’un plafond de verre très solide, illustré par les sondages pour les européennes.
Si Marine Le Pen gagnait l’élection présidentielle de 2017, avec le système électoral actuel, le FN n’aurait aucun problème pour obtenir une majorité à l’Assemblée nationale. Il y aurait sans doute beaucoup de triangulaires PS-UMP-FN. Et une partie de l’UMP ne résisterait sans doute pas alors à la tentation de rejoindre la nouvelle majorité avec des accords de désistement, comme cela avait été le cas en 1988 dans le Sud-Est. Pour lire la suite de cet entretien, cliquez ici.