Les armes se sont tues à Gaza – au moins pour un temps. Profondes ont été les souffrances infligées aux populations civiles ; nombreuses sont les ruines dans ce pays éloigné. Mais ouvrons les yeux : dans notre pays même, les réactions à ce conflit ont laissé des plaies profondes.
Quand j'étais enfant, le secrétaire de mairie de la petite ville de Dordogne où j'étais réfugié avec ma famille, Mr Lascaux, nous avait confectionné de faux papiers et nous prévenait avant les rafles. Mr Lascaux a été fusillé par la milice lors de la remontée vers le Nord de la sinistre division ''Das Reich'', celle d'Oradour.
Je crois que s'il était vivant, Mr Lascaux ne comprendrait pas que, dans le pays pour les idéaux duquel il acceptait d'exposer sa vie, des manifestants aient pu hurler ''mort aux juifs'', qu'ils aient pu se ruer sur des synagogues avec l'intention de les brûler, et que, dans les rues de la République française, ils aient pu faire l'apologie de mouvements fondamentalistes, antirépublicains et terroristes ; je crois surtout que Mr Lascaux ne comprendrait pas l'étrange silence qui a été celui de bien des membres de la classe politique pendant et après ces événements. Car des Français de confession juive, souvent des rapatriés des pays du Maghreb qu'ils avaient dû fuir, victimes de violences spécifiques, ont dû se terrer chez eux ou, en sortant, raser les murs en risquant l'agression antisémite. Car des artistes français ont été empêchés d'exercer leur profession parce qu'ils étaient de confession juive. Sans doute Mr Lascaux ne comprendrait-il pas non plus que certains personnages politiques français aient pu défiler avec des ennemis déclarés de la république.
De nombreux manifestants étaient laïques et pacifiques. Mais on ne peut nier qu'il y ait eu aussi quelques velléités pogromistes, qui se sont heurtées aux forces de l'ordre ; ces velléités étaient bien sûr en relation avec les événements. Mais leur vraie racine est culturelle et religieuse. Cette violence avait aussi pour origine l'information univoque et biaisée dont ont constamment usé la plupart des médias de notre pays.
Dans ce tourbillon d'émotions mal maîtrisées, parfois instrumentalisées, vous, mesdames et messieurs les élus, vous qui êtes au contact de vos électeurs, vous avez pu reconstruire une certaine objectivité. Vous avez pu expliquer qu'il est choquant, qu'il est suspect de ne manifester que contre une seule catégorie de conflits tout en restant indifférent devant tant de massacres, au Darfour, au Congo, en Tchétchénie, au Sri lanka et ailleurs.
Vous avez pu expliquer que l'usage de certains mots, comme ''génocide des Palestiniens'', face aux victimes civiles collatérales d'une guerre, même si ces victimes sont trop nombreuses, est indécent. Vous avez pu expliquer que tirer des missiles à partir de zones habitées généralisait l'usage de boucliers humains et donc le risque de pertes de vies innocentes. Vous avez pu rappeler que, placé lui aussi, à Bizerte, devant des boucliers humains précédant les forces armées de Mr Bourguiba, le général de Gaulle avait donné l'ordre de tirer ; car céder par principe à l'arme lâche des boucliers humains c'est accepter d'avance toutes les tyrannies.
Comparer les pertes humaines ne saurait consoler personne. Néanmoins vous avez pu expliquer que toutes les guerres sont cruelles : qu'en proportion, les pertes civiles à Gaza ont été plus de cent fois moindres que celles des grands bombardements de Berlin ou de Dresde pendant la dernière guerre ; vous avez sans doute rappelé les attentats meurtriers des marchés et des mosquées de Bagdad, dont personne ne s'indigne, et les deux cent mille victimes des islamistes algériens, dont si peu de gens se soucient.
Vous avez pu expliquer que l'incrimination collective d'un groupe de Français « coupables » seulement d'avoir la même religion qu'un belligérant éloigné de milliers de kilomètres avait un synonyme : le racisme, et que ce type d'incrimination est totalement étranger aux principes républicains.
Vous avez pu rappeler à vos électeurs que si en France, Roubaix ou Pontarlier étaient sous le feu de missiles tirés de Belgique ou de Suisse, tous les citoyens réclameraient une intervention militaire. Vous avez pu leur expliquer que Gaza avait été évacuée par ses occupants israéliens, que tout rendait donc possible un développement économique et démocratique, et qu'au lieu de cela l'organisation immédiate d'infiltrations hostiles et de tentatives d'attentats aboutit à la fermeture de l'aéroport et des points de passage. Vous avez pu expliquer que la démocratie est un exercice de responsabilité, et qu'en votant pour un parti dont le programme comprend avant tout l'éradication d'Israël, les habitants de Gaza avaient voté, non pour le développement économique, mais pour la guerre. Vous avez pu rappeler à vos électeurs nos principes de laïcité, d'objectivité, de respect de l'Autre.
Il ne s'agissait pas de s'indigner d'une indignation, ni de s'opposer à l'exercice de la compassion. Il s'agissait d'assigner à l'indignation et à la compassion des limites : celles de l'objectivité, de la justice et du pacte républicain. Car c'est ainsi qu'est véritablement servie la paix.
Parce que vous avez expliqué tout cela à vos électeurs, je tenais à vous remercier. Car si tout cela n'était pas rappelé, affirmé avec force, proclamé inlassablement à tous, alors nous assisterions à l'effondrement progressif, déjà amorcé, de notre république sous les assauts d'un certain communautarisme. Soyons-en conscients : ce qui s'est passé dans les rues de nos grandes villes est d'une extrême gravité ; certains de vos électeurs auront désormais des raisons de vivre dans l'angoisse.