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Comment en effet ne pas relever que, dans ce dossier, la même personne citée plusieurs fois à quelques lignes d’intervalle - Edouard Boccon-Gibod, secrétaire de l'antenne chez TF1 - y affirme d’abord : «Nous avons un gros travail de pédagogie à faire pour imposer autre chose que le modèle dominant du journaliste blond, aux yeux bleus et aux dents longues», puis : «La représentation des minorités est encore largement insuffisante», et enfin : « Environ un Français sur dix est issu de l'immigration. «On ne peut pas se permettre d'écarter tout une partie du public» ».
Ces trois phrases successives illustrent bien les superpositions de représentations et les catégorisations dangereuses qui se sont lentement installées dans le vocabulaire, où Français devient égal à « blond aux yeux bleus » tandis que « minorités », « issus de l’immigration », black ou beur deviennent des équivalents.
Tous ceux qui sont « issus de l’immigration » sont-ils membres d’une « minorité visible » ? Puisqu’on parle de télévision, David Pujadas (qui n’est pas il est vrai blond aux yeux bleus) est né en Espagne ; Daniel Bilalian est fils ou petit fils d’immigrant arménien ; d’autres encore sont fils ou petits fils d’immigrants italiens, portugais ou russes quand ils ne sont pas eux-mêmes nés à l’étranger. Qu’ils soient juifs, chrétiens ou musulmans, personne n’aurait l’idée de les désigner comme « issus de l’immigration », ou comme « membres de minorités », c’est pourtant, au sens propre, ce qu’ils sont.
Une minorité à l’inverse est-elle nécessairement issue de l’immigration ? Les fils de Harkis qui ont opté pour la France sont-ils « issus de l’immigration » ? Pas plus en tout cas que les Juifs qui vivaient au Maghreb depuis des centaines d’années et l’ont quitté dans les années 60.
De même, un noir ou un asiatique né dans l’un quelconque des territoires ou départements français d’Outre-mer est-il un immigrant ? Une autre expression devenue banale aujourd’hui en France est celle de « communauté noire ». Quel sens a cette expression pour parler de gens qui ont des histoires et des cultures aussi différentes que par exemple les Antillais et les Africains, les Maliens et les Sénégalais ? Appartient-on à une « communauté » sur la seule couleur de sa peau ?
Ces clarifications du langage ne sont pas inutiles, car elles pointent les difficultés et les risques de l’application d’une telle politique. Si l’on voulait en effet établir des quotas, sur quel critère les établir ? S’en tiendra-t-on au lieu de naissance (10% de personnes issues de l’immigration) ? A la couleur de la peau ? Qui en bénéficierait ? Un juif religieux portant kippa sur la tête et talit sous la redingote, un musulman qui n’a bien souvent pour signe distinctif que son prénom de Mohamed seront-ils considérés comme appartenant à une minorité visible ? Etablirons-nous des quotas selon le degré de visibilité ? Ou selon un « degré de discrimination » établi par des statistiques ? Verra-t-on en France, comme aux Etats-Unis des recensements par « race » où seront classés par exemple dans la race noire tous ceux qui auront un certain pourcentage de « sang noir » ? Qui établira la limite dans la définition du critère de visibilité ?
On voit vite les effets pervers d’une telle arme dans la lutte contre les discriminations : société figeant une fois pour toutes les différences et donc peu propice au métissage prôné par ailleurs, entreprises obligées d’embaucher une personne sur 10 « issue de l’immigration » pouvant-être tentées d’établir une hiérarchie entre les différentes origines etc. Ces critères qui ignorent la personne pour ne voir que son apparence pourraient être le premier pas dangereux vers une société où le racisme serait finalement instauré en mode de fonctionnement des institutions.
Anne Lifshitz-Krams