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Publié le 23 Juin 2011

Les voies de la criminalisation des «sionistes», par Pierre-André Taguieff

Ce texte est publié dans la rubrique Libres Tribunes réservée aux membres de l'AG ou aux amis du CRIF. Les auteurs expriment ici leurs propres positions, qui peuvent être différentes de celles du CRIF.




Nous publions ci-dessous avec l’aimable autorisation de son auteur un chapitre du nouvel ouvrage que le philosophe, politologue et historien des idées vient de faire paraître aux éditions Les provinciales (sortie le 15 juin 2011), 281 pages, « Israël et la question juive. Boycott pour un massacre. » Dans cet extrait caractéristique, Pierre-André Taguieff revient sur la constante diabolisation du sionisme et des sionistes telle qu’elle apparaît lorsque les détracteurs d’Israël se lâchent. Leur objectif ? Comparer les Israéliens à des nazis, obliger les Juifs et les amis d’Israël à se désolidariser de lui. L’objectif est on ne peut plus clair : à partir de là, nous ne sommes plus dans le registre de la critique d’une politique mais dans une tentative concertée de diaboliser constamment TOUS les israéliens et de mettre Israël au ban de la société des nations. Les accusations les plus folles sont alors lancées, reproduites, dupliquées : le meurtre d’enfants non-juifs notamment. Or, ce mécanisme et cette diabolisation puisent dans de vieux schémas, très profondément ancrés. Pierre-André Taguieff, qui s’appuie sur des faits et sur une analyse scrupuleuse se livre ici à une démonstration détaillée de ce mécanisme.



Marc Knobel



La criminalisation des « sionistes » est devenue un thème majeur de propagande avec l’application du schème du meurtre rituel aux opérations israéliennes de maintien de l’ordre à l’époque de la première Intifada (lancée le 9 décembre 1987), où les jeunes Palestiniens étaient cyniquement placés en première ligne, voués à faire des victimes émouvantes idéologiquement exploitables. D’une façon croissante à partir de la seconde Intifada, en réalité la première guerre israélo-palestinienne, lancée le 29 septembre 2000, les « sionistes » ont été construits et dénoncés par leurs ennemis comme des « tueurs d’enfants » ‑ précisons : d’enfants non juifs. L’exploitation internationale, par la propagande anti-israélienne, des images de la mort supposée du jeune Mohammed al-Dura a marqué l’entrée dans ce nouveau régime d’accusation des « sionistes », et, par synecdoque, des Juifs. Le stéréotype du Juif comme « criminel rituel » était réinventé et adapté au nouveau contexte de l’affrontement israélo-palestinien [10].



Sur la représentation du meurtre rituel attribué aux « sionistes » s’est greffé un abominable retournement contre eux d’une accusation portant historiquement sur un aspect significatif de la « Solution finale » mise en œuvre par les nazis, à savoir l’extermination physique des femmes et des enfants juifs par gazages ou par fusillades. En outre, l’accusation de « tuer des enfants » relève d’un classique mécanisme de projection, tant il est vrai que les « opérations martyre » visent le plus souvent des civils israéliens, dont des femmes et des enfants, souvent en bas âge. Il s’agit bien d’une attribution projective, impliquant une inversion causale : on accuse les ennemis dont on tue les enfants, les Juifs, de tuer les enfants de leurs ennemis. Accusation dénuée bien sûr de fondements empiriques : les Israéliens n’ont pas pour objectif final d’éliminer physiquement les Palestiniens, femmes et enfants, et aucun soldat israélien ne vise intentionnellement des enfants palestiniens pour les tuer de sang-froid. Comment ne pas voir, à moins d’être totalement endoctriné, que cette accusation mensongère est absolument diffamatoire ?



De telles projections des traits du bourreau sur la victime font partie des mécanismes élémentaires de la propagande visant à rendre acceptables des pratiques criminelles contre un ennemi. Mais, visant les Juifs à travers les Israéliens, ce processus d’attribution abusive par inversion causale est particulièrement pervers : on ne saurait l’analyser sans en souligner l’abjection.



Les crimes réellement commis par les nazis contre le peuple juif, les nouveaux ennemis des Juifs les attribuent désormais aux Juifs eux-mêmes. Avec ce retournement de l’accusation de crime génocidaire, est atteint le stade suprême de la diffamation d’un groupe humain. Il n’est pas de pire calomnie. C’est sur cette base idéologique et sur ce mode rhétorique que s’est opérée, au cours des années 1990 et 2000, une radicalisation de l’accusation de « racisme » visant les Juifs en tant que « sionistes ». Dans l’antisionisme démonologique contemporain, on retrouve les deux grandes accusations déjà présentes dans la judéophobie antique : l’accusation de « haine du genre humain » ou de « misoxénie » (devenue l’accusation de « racisme ») et celle de meurtre rituel ou de cruauté sanguinaire, supposée constituer chez les Juifs une seconde nature – les nazis théoriseront la « criminalité héréditaire » attribuée en propre aux Juifs [11]. Cette dernière accusation a été transformée par la propagande anti-israélienne radicale (d’obédience arabo-musulmane et d’extrême gauche), un demi-siècle plus tard, en celle de « génocide » ou de « crime contre l’humanité », et illustrée par la figure répulsive du soldat israélien « tueur d’enfants palestiniens » [12]. Dès lors, combattre Israël et le « sionisme » revenait à lutter « contre le racisme et pour la paix », pour le « respect de l’autre » et la fraternité universelle. C’est sur cette base que s’est opérée la grande instrumentalisation de l’antiracisme qui nourrit le discours « antisioniste » depuis une quarantaine d’années. La machine à criminaliser, une fois mise en route, fonctionne quels que soient les faits. C’est ainsi que, malgré l’autocritique de Richard Goldstone, reconnaissant qu’il s’était fondé sur des faits mal établis ou de pure invention, la campagne de diffamation contre Israël, accusé de « crimes de guerre à Gaza », s’est poursuivie. Début mai 2011, on lisait sur les sites pro palestiniens cet appel à signer une pétition rédigée en 2009 :



« Forte de plus de 153 800 signatures (auxquelles s’ajoutent des milliers de signatures papier) émanant de 121 pays, au 5 mai 2011, la pétition internationale adressée à l’Assemblée Générale des Nations unies, demande la mise en place d’un tribunal pénal international ad hoc afin de juger les crimes de guerre israéliens, notamment à Gaza [13]. »



Cette vision intrinsèquement négative d’Israël et du « sionisme » est au principe de toutes les tactiques visant à isoler, stigmatiser et intimider les Juifs. Le 11 mai 2011, Stéphane Hessel était en Belgique, à l’invitation de l’Université Libre de Bruxelles et du Centre d’action laïque, présidé par Pierre Galand, promoteur de la campagne BDS contre Israël en France et en Belgique, membre du Comité organisateur du Tribunal Russell sur la Palestine. Le prédicateur pro palestinien a donné une conférence triomphale à l’ULB. La presse francophone a presque unanimement célébré « le Monument », « l’homme multiple » qui est « homme de son siècle », comme l’a qualifié La Libre Belgique. Or, pendant que se déroulait la conférence du « grand humaniste », un tract judéophobe intitulé « Israël : cancer du colon », signé Maurice de Toledo, était distribué en toute liberté dans l’enceinte de l’ULB [14]. Le contenu de ce tract présente l’intérêt de dévoiler quelques-uns des fantasmes partagés par les auditeurs enthousiastes de Hessel, celui qui transforme la haine antijuive en exigence du « droit international humanitaire ». Citons donc quelques extraits de ce tract titré « Israël : cancer du colon », qui présente la particularité de s’adresser à chaque Juif, dans une perspective d’intimidation :



« Toi Juive, toi Juif, d’ici et de partout... dont Israël est la plus ancienne part de toi-même, l’État qui porte ce nom se présente comme État juif et donc te représente. Ainsi, chaque fois qu’un vol, un crime ou un massacre collectif est commis par l’État ainsi nommé, c’est toi qui est désigné comme le voleur, l’assassin ou le barbare, puisque où que tu sois, que tu le veuilles ou non, il agit et s’exprime en ton nom. (…) Oui, les Sabra et Chatila, les occupations, les expulsions, les apartheid et les asphyxies ont eu et continuent à avoir lieu en ton nom. (…) Tes médias, sensibles au langage de la force et du mépris, à répétition te parlent de la Shoah, pour te faire oublier Gaza. Tu as connu le national-socialisme, voici venu le national-judaïsme. Peuple juif, peuple de veaux, le Dieu d’Israël n’est pas le Dieu du gouvernement d’Israël (…) Renonce publiquement à ton Droit du Retour [sic] (…) Fais part de ta honte et explique-la dans ton entourage, non-juif en particulier. »



Le message est clair : il consiste à exiger de chaque Juif qu’il se transforme en un Alterjuif conçu sur le modèle des « amis israéliens » de Stéphane Hessel, militants d’extrême gauche qui tous participent à la nazification de l’État juif et donc à sa délégitimation, prélude à sa destruction.




Notes :
[10] Pierre-André Taguieff, La Judéophobie des Modernes, Paris, Éditions Odile Jacob, 2008, pp. 300-308 ; Id., La Nouvelle Propagande antijuive, Paris, PUF, 2010, pp. 281-374.
[11] Voir, par exemple, du grand spécialiste du « crime rituel juif » qu’était Johann von Leers (1902-1965) : « Die Kriminalität des Judentums », in Das Judentum in der Rechtswissenschaft, vol. 3 : Judentum und Verbrechen, Berlin, Deutscher Rechts-Verlag, 1936, p. 5-60 ; Id., préface (« Vorwort ») à Hellmut Schramm, Der jüdische Ritualmord. Eine historische Untersuchung, Berlin, Theodor Fritsch Verlag, 1943 (3e éd., 1944), p. XI-XVII ; Id., Die Verbrechernatur der Juden, Berlin, Paul Hochmuth, 1944. Sur ce type d’argumentation antijuive, voir Pierre-André Taguieff, La Judéophobie des Modernes, op. cit., pp. 287 sq.
[12] Voir Pierre-André Taguieff, La Judéophobie des Modernes, op. cit., pp. 300 sq., 407 sq. ; Id., La Nouvelle Propagande antijuive, op. cit., passim.
[13] « Signez et faites signer la pétition ! », http://www.france-palestine.org/article11097.html#sp11097.
[14] « Tract antisémite distribué à l’Université Libre de Bruxelles en toute impunité», 13 mai 2011, http://philosemitismeblog.blogspot.com/2011/05/tract-antisemite-distribu....
(Pierre-André Taguieff, « Israël et la question juive », Les provinciales, 2011. Extraits : chap. 7, 11 et 12)
Photo : D.R.