J’aurais insisté sur le risque d’outrecuidance qu’il y a toujours, quand on ne vit pas en Israël, quand on ne partage pas les joies mais aussi les soucis, les souffrances, parfois les drames, qui sont le lot quotidien des citoyens israéliens, à paraître leur donner des leçons.
Et me souvenant, enfin, que l’Histoire a toujours plus d’imagination que les hommes et que l’on ne sait jamais, donc, quelles ruses ou quelles surprises elle leur réserve, peut-être aurais-je pris la précaution de rappeler que l’actuel Premier ministre a, dans l’un de ses premiers discours, fini par se rallier – du bout des lèvres, sans conviction, mais il l’a fait – au principe des deux Etats pour deux peuples.
A ces réserves près, pourtant, je pense que cet appel est une bonne initiative.
Et j’ai accepté, non seulement de le signer, mais de le parrainer pour au moins trois raisons de fond.
1. On ne peut pas se réjouir de l’exception, que dis-je ? du miracle que constitue la vitalité d’une démocratie israélienne ayant survécu à soixante-deux ans d’une guerre larvée et, parfois, totale – et se lamenter de voir le libre débat, donc l’expression d’opinions diverses, donc le même esprit démocratique, souffler dans les têtes des amis d’Israël : les communautés juives ne sont pas des blocs ; elles n’ont aucune raison de marcher au pas cadencé et de s’aligner sur les résolutions de telles ou telles institutions ; au-delà même des juifs (car la cause d’Israël a des partisans, et c’est heureux, très au-delà du monde juif), le fait d’être divisés n’affaiblit jamais les démocrates, il les renforce.
2. On ne peut pas être sioniste, c’est-à-dire croire non seulement (ce qui va de soi) à la légitimité d’Israël mais (c’est beaucoup plus important) à la grandeur, à la noblesse, – Levinas aurait dit à la réalité métapolitique de l’Etat né du rêve de Theodor Herzl et de quelques autres – et confondre cette réalité avec les visages provisoires, incertains, parfois infidèles ou défigurés, dont l’affublent, comme partout, les vicissitudes d’une vie politique soumise aux aléas de l’opinion quand ce n’est pas de la loi électorale et de ses effets pervers : aimer Israël, l’aimer vraiment, c’est être capable, autrement dit, de faire la distinction entre lui, Israël, et le gouvernement dont il se dote ; c’est ne pas craindre, comme dans toutes les démocraties, mais dans celle-ci plus que dans toute autre, de critiquer l’un pour mieux honorer l’autre ; c’est penser, prôner, pratiquer, une inconditionnalité de principe qui n’est tenable que si l’on pointe, en même temps, chaque fois qu’elle se manifeste, l’inévitable faillibilité des hommes et de leurs coalitions d’occasion. Élémentaire.
3. Que le Hamas et le Hezbollah soient des organisations d’inspiration strictement et rigoureusement fascistes, qu’elles n’aient aucune espèce de désir non seulement de faire la paix mais même de reconnaître celui qu’elles ne désignent jamais que comme « l’entité sioniste », que leurs adversaires de l’OLP n’aient pas toujours rompu, eux non plus, avec cet art du double langage dans lequel feu Yasser Arafat était passé maître, bref, que la partie palestinienne ait une part de responsabilité importante et, de mon point de vue, déterminante dans ce que l’on appelle pudiquement, dans les chancelleries, le « blocage » du processus de paix – c’est évident. Mais non moins évident est le double fait : primo, que la partie israélienne a commis, elle aussi, et depuis longtemps, des erreurs majeures et de très longue portée ; et, secundo, qu’une autre différence entre ces erreurs-ci et les autres c’est qu’il n’est pas complètement impossible à un homme doué de raison de les énoncer, voire de les dénoncer, avec une petite chance d’éveiller ne serait-ce qu’un vague écho chez ceux et celles qui les ont commises ou laissé commettre. Dit autrement, je n’ai pas de langage commun, et c’est peu dire, avec les fascislamistes du Hezbollah ; les chances de voir un appel à la raison franchir le mur de leur haine sans merci ni limite sont, je le sais, proches de zéro ; discuter avec un partisan israélien de la poursuite des implantations, ou même avec un religieux résolu à ne pas céder sur Jérusalem, me semble être, en revanche, dans l’ordre du possible et donc, en la circonstance, dans l’ordre de l’absolu nécessaire.
J’ai lutté toute ma vie contre la déligitimation d’Israël. J’ai défendu la légitimité de son point de vue dans toutes les guerres auxquelles Tsahal a été poussé depuis que j’ai l’âge d’homme. Maintenant encore, je n’atterris jamais à Tel-Aviv sans prendre le temps d’une visite à mes amis de Sderot, la ville du Sud qui vit sous la menace des obus du Hamas. Eh bien, c’est la même démarche qui me fait m’adresser, aujourd’hui, aux dirigeants israéliens et les adjurer, au fond, de retrouver l’inspiration de leurs illustres aînés : Ben Gourion entérinant, en 1948, le plan de partage des Nations unies ; Yitzakh Rabin et Shimon Peres prenant, trente ans plus tard, le risque des accords d’Oslo ; ou même le jeune Ehoud Barak proposant à Arafat, il y a presque exactement dix ans, un traité dont celui-ci ne voulut pas mais dont les principes et même les clauses n’ont, il le sait, pas pris une ride. Il faut être deux, bien sûr, pour faire la paix. Mais il n’est pas interdit, même seul, de faire un pas. Et, si possible, un pas décisif.
(article publié dans le Point du 6 mai 2010)
Photo : D.R.