Le camouflet paraissait sévère. À la lecture, passablement ennuyeuse par moments (l’auteur file les métaphores plutôt que de se soucier de dire juste), on découvre qu’à défaut de mettre « les pieds dans le plat » comme il le prétend, Régis Debray enfonce à coup de bélier des portes ouvertes.
Et si cet ouvrage le brouille « avec la moitié plus un de ses amis », ce ne sera sans doute pas pour les raisons qu’il présume.
Car les critiques qu’il y déploie à l’encontre d’Israël sont en réalité déjà bien connues. À un ami israélien, il offre un digest des interrogations les plus travaillées, y compris par grand nombre d’universitaires israéliens ; la difficulté d’un projet national articulant références bibliques et démocratie ; l’usage séculier d’une langue chargée de symboliques sacrées ; l’utilisation faite par les pionniers de l’État Juif de l’antisémitisme européen comme levier à l’Alyah ; l’impasse de la colonisation.
Il revendique aussi la paternité de la formule « sioniste et propalestinien », et semble ignorer que c’est à l’UEJF, par l’entremise d’un ouvrage paru en 2003, Le sionisme expliqué à nos potes qu’il la doit. Il est d’ailleurs un piètre ami des Palestiniens, « si les Palestiniens sont un peuple, c’est à cause de l’occupation » et semble ignorer tout de leur histoire, de leur culture et de leur espérance.
On attendait des idées neuves sur le Proche-Orient. Nous n’aurons finalement que de la resucée de Scholem, Leibowitz et Ben Gourion.
Mais ce n’est pas tant en raison de sa vraie fausse diatribe sur Israël, que de tout ce dont son ouvrage suinte par ailleurs, que le lecteur gardera longtemps cette impression d’avoir eu affaire à un travail assez retors.
Que penser par exemple de son souci de montrer « patte blanche » avant de se lancer dans ce qu’il croit être un assaut? Régis Debray semble considérer que ses origines, l’un de ses combats d’antan, ou ses grandes connaissances de l’histoire des sionismes, des concepts juifs et d’expressions empruntées à l’hébreu, le rendront plus audible par Elie Barnavi, à qui il adresse cette longue lettre.
Pour critiquer Israël, l’auteur se croit ainsi obligé de nous rappeler son engagement auprès des Klarsfeld dans la traque aux nazis. Ailleurs, il prend la peine de nous confier qu’il a un grand-père juif. Tout au long de son prétendu pamphlet, il multiplie les références juives ; ici « Ahavat Israël », là « Shofar », « Amalek », « Keruvim », ou encore « Am segula ».
Debray est donc très soucieux d’avancer des raisons, toujours mauvaises, pour « qualifier » sa parole. Et cela conduit le médiologue aux errements linguistiques, comme lorsqu’il rappelle qu’il a été « philosioniste ». Qu’est-ce qu’être philosioniste? Y a-t-il des philosocialistes? Des philo-anticolonisalistes ? Régis Debray est-il philochevènementiste? Le sionisme étant un mouvement politique, le lecteur averti sera curieux de savoir ce que ce néologisme signifie. Ou plutôt de comprendre ce que l’auteur a voulu nous dire par cette étrange formulation.
Tout aussi étrange, sa citation de Céline dans Bagatelles pour un massacre : « La race des pousse-au-crime est toujours égale à elle-même » : auparavant, il aura pris soin de préempter de maintes manières toutes accusations d’antisémitisme ; on n’ose donc croire qu’il se délecte de glisser là l’une des saillies les plus antisémites de la littérature française du XXe siècle. Pourtant, on le ressent ainsi.
Comment interpréter également ses multiples associations entre Israéliens et nazis ? « Vous avez vous aussi vos maniaques de la croix gammée » : il est bien le seul à les connaître. Pour lui, « Tsahal est vue par ses voisins comme une Wehrmacht », et les camps de réfugiés sont à rapprocher des camps de concentration. Ce sont sans doute tous ces retournements symboliques qui autorisent l’auteur à dénier les velléités génocidaires du Hamas et à considérer que c’est plutôt Israël « le barbare avec les faibles ».
Mais la plus grande hérésie que profère Régis Debray ne porte pas sur Israël.
En effet, les lignes les plus insupportables sont sans doute celles qui traitent de la France, de la place des mémoires, de la construction de la mémoire de la Shoah, de la lutte contre l’antisémitisme et de l’émergence de représentants communautaires. Comprenez, de la place occupée dans l’espace public par les Juifs de France. Élie Barnavi n’y répond malheureusement que très peu, et c’est à chaque fois pour faire lien avec les accusations que Debray porte à l’encontre d’Israël.
En quelques pages, Régis Debray se fait sans doute malgré lui, soutien intellectuel de Kemi Seba et des Indigènes de la République.
Comme eux, il est un fervent partisan de la concurrence des mémoires. Il prétend que les ministres accourent aux profanations des cimetières juifs, et que seuls les maires se déplacent lorsqu’il s’agit de cimetières musulmans. Ce qui est évidemment faux.
Comme eux, il argue du « deux poids, deux mesures » transformé pour l’occasion en « deux voix, deux mesures » pour évoquer le rapport qu’entretient la France aux communautés juives et musulmanes.
Comme eux, il semble déplorer que les références juives soient omniprésentes dans le paysage intellectuel français. Ainsi, « la mobilisation mémorielle n’est plus le magistère Lavisse, mais le magistère Lanzmann » et surtout « Levinas a remplacé Maurras dans les bonnes copies des futurs hauts fonctionnaires ».
Comme eux, il croit que « le Juif est le chouchou de la République », que les responsables de la communauté juive en font trop dans le combat contre l’antisémitisme, et que c’est sans doute leur soutien indéfectible à Israël qui explique les agressions « des Maghrébins de Barbès » (sic) dont ils sont parfois victimes.
J’ai combattu, et je combats encore avec la plus grande vigueur cette analyse. Non, les mémoires et les communautés ne sont pas en concurrence en France. Il n’y a pas de parts de marché des mémoires à conquérir ; la place occupée pour évoquer un souvenir n’est pas autant de place en moins pour un autre. Et j’ajoute que les mémoires n’ont pas vocation à la reconnaissance des identités particulières. Sétif, Gorée, Kigali ou Birkenau doivent servir à un tout autre projet, autrement noble, autrement universel, celui de se souvenir avec lucidité de ce dont une société humaine est capable, et de penser à ce que ces tragédies nous incombent comme responsabilités pour aujourd’hui et pour demain. Faisons dialoguer les mémoires, plutôt que de les soupeser.
J’ajoute enfin que, n’en déplaise à Régis Debray, le vrai clivage en France ne se trouve sans doute pas entre Juifs et musulmans. Ni même entre pro-israéliens et propalestiniens. La rupture véritable se trouve entre artisans du vivre-ensemble et instigateurs de haine. D’un côté, l’Imam Chalgoumi, les militants d’SOS, un certain nombre d’organisations communautaires, pléthore d’associations de quartiers. De l’autre, les nervis de la LDJ, Tarik Ramadan, Dieudonné et consorts.
Ces deux bataillons comptent des militants de toutes origines et de toutes religions. Et les Juifs de France sont plus souvent victimes d’agressions à caractère antisémite (plus de 900 en 2009) que coupables d’actes racistes. Ni chouchou, ni salaud, l’écrasante majorité des Juifs de France ne réclame rien d’autre qu’une République apaisée et soucieuse de transmettre à tous ces enfants les valeurs lui ayant permis de s’épanouir en France.
Régis Debray dit avoir voulu « sermonner Israël ». C’est qu’il prétend sauver cet État. Mais pour cela, il lui faut impérativement ôter à Israël et au peuple Juif toute spécificité. Là est l’unique fil conducteur de son essai. Régis Debray est un ami qui vous veut du bien et vous propose la dissolution.
Photo : D.R.