Tribune
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Publié le 6 Février 2003

Sortez vos mouchoirs ou la valeur de la vérité

On pleure beaucoup à Tout le monde en parle. Larmes de compassion pour les Palestiniens chez Juliette BINOCHE. Larmes d’indignation ce samedi pour Olivier BESANCENOT. Emotion réelle ou feinte, mais qui épargne de répondre aux questions gênantes. Au cours de cet « échange » que l’on peut difficilement nommer « débat », ont cependant surgi des questions qui auraient mérité que l’on s’y arrête un peu sérieusement : quelle est la valeur du témoignage ? La Vérité reste-t-elle une valeur ? A quel moment y a-t-il glissement de la critique de Sharon à l’antisionisme voire à l’antisémitisme ? Y a-t-il, sur le dossier israélo-palestinien, des passerelles idéologiques entre la droite extrême et la gauche extrême ?



Ainsi quand Roger Cukierman prend pour témoin de ses accusations les images des manifestations organisées entre autres par la LCR et les Verts, où l’on voit des personnes coiffées de Keffiehs agiter des drapeaux du Hamas et crier des slogans antisémites, Olivier Besancenot balaye l’argument : ce n’est arrivé qu’une fois, la manifestation a été immédiatement scindée en deux et les médias friands d’images choc se sont emparés d’un incident sans importance. Outre que l’argument contient au moins une contre vérité évidente pour quiconque lit les compte rendus de ces manifestations dans les journaux (« cela n’est arrivé qu’une fois »), le même Olivier Besancenot n’hésite pas à invoquer le témoignage des médias, qu’il réfutait cinq minutes auparavant, sur « les enfants armés de pierres face aux chars israéliens ».

La réponse de Roni BRAUMAN - ancien président de Médecins sans Frontières, aujourd’hui enseignant à l’Institut d’études politiques ( !) - interrogé cette semaine par Télérama, en même temps que sept autres personnalités, sur la probable guerre en Irak - montre la même désinvolture face à la vérité : « On l’a vu avec les Talibans et Al-Qaida, qui ont ébranlé l’Amérique avec une poignée d’hommes armés de cutters. Israël répond selon moi, plus que l’Irak aux critères de dangerosité définis par les Américains. Elle possède ces armes de destruction massive, elle déstabilise la région et entretient une spirale de violence ». Propos heureusement relativisés par d’autres commentaires du même dossier (celui par exemple de Bernard Henri LEVY) et que l’on doit lire à la lumière du roman ONG de Iegor GRAN, analysé quelques pages plus loin par Michel ABESCAT : « L’auteur n’est pas tendre dans le portrait de certaines associations humanitaires engluées dans la bonne conscience, enfermées dans leurs dérives intégristes et leur logique de pouvoir ».

La valeur de la Vérité, c’est la question posée par quelques textes récemment publiés et abondamment commentés tant sur nos écrans que dans nos médias. Parmi ces textes, celui de Daniel CARTON - ancien journaliste au Monde et au Nouvel Observateur – « Bien entendu … c’est off » - même s’il agace par son autosatisfaction et son « nombrilisme », et ne répond pas aux attentes quant au dévoilement de « scandales » - pose au moins une bonne question, celle de l’honnêteté intellectuelle du journaliste et du « devoir de tout dire » : « Le plagiat est la plaie honteuse du journalisme français et n’a pas peu contribué à l’édification, dans ce pays, de cette « pensée unique » qu’on est si prompt à dénoncer ailleurs. […] Les mêmes vraies et fausses informations se colportent plus vite et plus fort […]. Car on n’emprunte pas seulement les titres. Tout y passe, quitte à scier la branche sur laquelle on est assis. […] Car les Français ne se trompent pas lorsqu’ils ont l’impression de lire partout et d’entendre sur toutes les ondes les mêmes infos » (p.76-77). La question est si dérangeante qu’aucun journal n’a pu l’ignorer, même pas le Monde Diplomatique du mois de février qui réussit l’exploit de proposer sur deux pages une enquête de François RUFFIN, « Journalisme, à l’école du conformisme », qui ne fait aucune référence au livre de Daniel Carton !

L’ouvrage de Robert MENARD et Emmanuelle DUVERGER, « La censure des bien-pensants », élude la question du Vrai, pour réclamer le « droit de tout dire », laissant aux citoyens la charge de faire la différence entre le « bien » et le « mal », le « vrai » et le « faux ». On ne s’étendra pas ici sur l’utopie qui voudrait que chaque citoyen ait les connaissances lui permettant de faire ces distinctions, mais sur l’aspect éthique d’une profession de foi qui prétend que toutes les propositions (définies comme « opinions ») – y compris le révisionnisme - sont équivalentes. Lors de l’émission Tout le monde en Parle (encore) du 18 janvier, Arno KLARSFELD fait figure d’excité lorsqu’il jette un verre d’eau au visage d’un Robert MENARD sûr de lui. Pourtant, Marie COLMANT de Télérama - magazine peu suspect de « pro-sharonisme » - décrypte bien l’enjeu au delà du spectacle. Pour elle « Arno Klarsfeld est plus intéressant et compliqué que cette caricature. Ce qui n’excuse en rien son geste. Pour autant Robert Ménard (qu’on respecte par ailleurs pour son indéfectible soutien aux journalistes en difficulté à travers le monde) a sans doute commis deux erreurs. La première était d’avancer sur un terrain pour le moins miné, puisque avant lui cette remise en cause de la loi Gayssot était le cheval de bataille de la droite extrême, mais aussi de quelques néo-hussards de la littérature tout aussi nauséabonds ».

Le texte le plus éclairant est probablement ce « Jean Genet à Chatila » d’Eric MARTY qui ouvre la dernière livraison des Temps Modernes (n° 622). « "Jean Genet à Chatila" fera grincer bien des dents. » dit Patrick KECHICHIAN dans le Monde daté du 1er février. Il ajoute : « Il serait cependant injuste et dommageable de ranger d'emblée cet essai sous la rubrique simplificatrice de la polémique, même si l'argumentation de l'auteur est parfois vivement exprimée. Car, au-delà des discussions qu'il peut susciter, ce texte doit être lu avec rigueur, comme il a été manifestement écrit. C'est seulement à partir d'une telle lecture que l'on pourra valablement débattre des graves enjeux, pas seulement littéraires, que Marty met au jour ». Pas en tout cas avec la désinvolture de Bernard FRANK du Nouvel Observateur qui prend pour référence du « Vrai » le très controversé Quid 2003. De fait partant de la démonstration que Genet est « ontologiquement » antisémite, Eric Marty analyse les causes de son implication pro-palestinienne et le statut de la vérité dans son témoignage sur Chatila. « La description alors décolle parfois de toutes choses vues et prend une structure de fiction. Ainsi, Genet qui sait que pas un soldat israélien ne participa à cette tuerie, va jusqu’à imaginer le massacre gratuit par un soldat juif, de vieilles femmes palestiniennes auxquelles il voue une admiration extrême. […] Si la position impossible du témoin l’amène à transgresser la neutralité, l’effacement où il doit en principe se tenir, ce n’est pas seulement pour des raisons intrinsèques à l’acte même du témoignage et à l’insuffisance où sa parole serait réduite, ce n’est pas non plus seulement par avant-gardisme esthétique, si le témoin transgresse, c’est parce qu’il n’est pas là par hasard ».

Ce débat sur Genet n’arrive pas en « terrain vierge ». L’un des textes dont il est ici question « Quatre heures à Chatila » a été écrit au retour de sa visite « guidée » par Leila Chahid le lendemain du massacre. Il est publié par la Revue d'Etudes Palestiniennes, expurgé de certaines phrases les plus virulentes, dans son n° 6, le 1er janvier 1983. Récemment redécouvert, le texte de cet admirateur d’Hitler, fasciné par Oradour-sur-Glane, devient emblématique du combat pro-palestinien. En 1999, il est mis en images par un film de Richard Dindo qui affirme sur le site de la fédération anarchiste (http://www.federation-anarchiste.org/ml/numeros/1202/article_17.html) : « Chatila, c’est en même temps le réel et sa métaphore, ça renvoie toujours à ce qu’on peut montrer et à ce qu’on ne peut pas montrer. Le massacre de Chatila, ce n’est pas seulement un massacre, c’est aussi une métaphore de la volonté de détruire le peuple palestinien. Tous les massacres dans le monde ont toujours eu le même but : faire comprendre à des minorités : “vous devez partir d’ici”. Les Israéliens sont entrés au Liban parce qu’ils voulaient en chasser tous les Palestiniens… Les massacres de Sabra et Chatila étaient préparés en accord avec les Israéliens. Il est même probable qu’ils aient participé aux massacres. Je n’ai pas osé le dire parce qu’il n’y avait pas de preuves. Mais les Palestiniens me l’ont dit. Officiellement c’étaient les milices chrétiens du Sud, mercenaires d’Israël et les phalangistes de Beyrouth. En tous cas, ils ont agi en accord avec les Israéliens… Et c’est pourquoi j’ai toujours cru à la force des images comme une preuve de réalité. » (Ce film est toujours distribué en salle) Le texte fait aussi l’objet d’adaptations au théâtre ( théâtre de la Colline et salle Gérard Philippe de Saint Denis en 2002, théâtre Nout dans l’Ile St Denis en janvier 2003) spectacle recommandé sur le site de la Plate-forme des ONG pour la Palestine.

Voici à partir de là ce qu’affirme le romancier Elias KHOURY (auteur en 2002 de La Porte du Soleil, Actes Sud qui a obtenu le plus grand prix littéraire palestinien) repris sans état d’âme dans le Monde diplomatique de septembre dernier par Pierre PEAN : « La loi de la mémoire ne fonctionne pas chez les Palestiniens, car les massacres continuent : Deir Yassine, Qibya (4), Sabra et Chatila, et aujourd'hui Jénine. Il leur est impossible de regarder le passé puisque le passé, c'est encore le présent. Ils sont depuis 1948 dans un mécanisme infernal... Les Palestiniens sont victimes de l'instrumentalisation de la Shoah par le gouvernement israélien. Les normes éthiques s'arrêtent aux frontières d'Israël. Dans ce contexte, l'idée même de la tragédie de Sabra et Chatila devient marginale... […]De plus, les Palestiniens sont devenus les boucs émissaires de la guerre au Liban et ils sont régis dans ce pays par des lois qui n'ont rien à envier à celles de Vichy à l'égard des juifs ».

Il faut terminer sur la réponse claire de Luc Ferry, ministre de l’Education nationale, dans un entretien qu’il a « relu et amendé » publié par le Monde daté du 6 février : « Je pense qu'il y a aujourd'hui trois formes d'antisémitisme en France. L'antisémitisme traditionnel, hitlérien, qui peut exister dans certains partis d'extrême droite. Il est aujourd'hui résiduel et en régression. Une deuxième sorte est en lien avec le conflit au Moyen-Orient ; c'est l'antisémitisme le plus inquiétant, lié à la présence d'une très forte communauté musulmane en France. Je ne dis évidemment pas que les musulmans sont antisémites : leur religion, bien comprise, s'oppose, au contraire, à toutes les formes de racisme. Mais force est de constater que cela n'empêche pas les dérives. C'est pour cette raison qu'un professeur d'histoire-géographie est parfois interrompu quand il donne un cours sur la Shoah. Il y a enfin une tentation antisioniste qui vire parfois à l'antisémitisme, bien qu'elle vienne souvent d'intellectuels de gauche, démocrates, mais en désaccord avec la politique d'Israël. Cet antisionisme d'extrême gauche dérape parfois et déculpabilise des pulsions politiques déplaisantes. Ce fut le cas, je crois, à Paris-VI. Il faut savoir, là aussi, y résister ».

Anne Lifshitz-Krams

Tout le monde en parle, Télérama, Daniel Carton (Bien entendu… c’est off. Ce que les journalistes politiques ne vous racontent jamais, Paris, 2003, Albin Michel) ; Robert Ménard et Emmanuelle Duverger, (La censure des bien-pensants. Liberté d’expression : l’exception française, Paris, 2003, Albin Michel) ; Eric Marty (« Jean Genet à Chatila » in Les Temps Modernes, n°622).