Depuis sa création, vingt ans plus tôt, l’Etat d’Israël vivant à l’intérieur de frontières résultant de la guerre d’indépendance que ce pays avait dû mener face à l’agression d’Etats arabes environnants coalisés contre Israël.
Tout allait bien pourtant et malgré la question récurrente des réfugiés arabes de Palestine, une sorte d’équilibre stratégique régnait au Proche Orient, en ce mois de mai, voilà quarante ans.
Brusquement l’équilibre en question fut rompu de façon inattendue par une décision du colonel Nasser, devenu chef de l’Etat égyptien.
Le raïs avait décidé de procéder au blocus du Golfe d’Akaba.
Au début nous avions cru , parmi les juifs de France, qu’il s’agissait d’une rodomontade supplémentaire de celui qui jouissait de l’amitié des pays « non alignés » notamment du général Soekarno d’Indonésie, et du maréchal Tito, chef de la Fédération yougoslave.
Mais Nasser était sérieux. A un journaliste qui lui demandait, compte tenu de l’importance stratégique du golfe commandant la pointe sud d’Israël, si l’Egypte allait à la guerre, Nasser avait répondu par l’affirmative, ajoutant, s’agissant de l’existence d’Israël : « Quand on fait la guerre, c’est pour détruire l’adversaire »
La tension montait d’heure en heure et un étrange sentiment apparaissait parmi les juifs de diaspora. Une sorte de peur du recommencement saisissait les esprits : Un quart de siècle après la shoah, tout allait-il recommencer ?
Pour les juifs français, la situation était, si l’on peut dire, aggravée par une parole du général de Gaulle, alors président de la République : « Le pays qui déclenchera les hostilités n’aura ni l’approbation ni à plus forte raison le soutien de la France ». Israël était ainsi mis en garde et devait selon la France, renoncer à libérer par la force le détroit de Tiran quelles que fussent les conséquences du blocus et notamment celle qui privait Israël de ses relations maritimes avec l’Asie.
L’attitude du général de Gaulle était d’autant moins compréhensible qu’il avait naguère affirmé : « Israël, notre ami, notre allié ». Etrange retournement que la fin de la guerre d’Algérie avait probablement permis.
C’est ainsi que je participais, avec beaucoup d’autres, à une manifestation de soutien devant l’ambassade d’Israël. Je me trouvais aux cotés d’André Goldet, grand bourgeois israélite français, banquier de réputation, qui agitait son parapluie en criant en pleine rue : « Israël vaincra ! » Telle était probablement la première manifestation de rue à laquelle la bourgeoisie prenait part.
A l’époque, le CRIF tel que nous le connaissons aujourd’hui n’existait pas ; il s’agissait d’un organe simplement chargé par le Consistoire de représenter auprès des pouvoirs publics, les intérêts matériels des juifs rescapés de la Shoah. Le Consistoire entendait, conformément à son statut, se limiter à sa fonction religieuse, c'est-à-dire à l’organisation du culte israélite en France.
Devant la gravité de la situation des hommes comme Théo Klein et Claude Kelman avaient décidé de créer un « Comité de coordination des organisations juives de France » dont le but consistait à faire valoir auprès des autorités de la République et auprès du peuple français, le bon droit d’Israël. J’assistais à la plupart de ces réunions qui se tenaient aux premières heures du jour dans les locaux du FSJU.
De son côté, René Cassin, président de l’Alliance israélite universelle, dont j’avais l’honneur d’être un jeune et lointain collaborateur, écrivait le 2 juin un article dans Le Monde prenant le contre-pied de l’ancien chef de la France Libre qu’il avait hautement servie. René Cassin, alors qu’il était vice-président du Conseil d’Etat, la plus haute juridiction administrative française, écrivait que le blocus maritime consistait, aux termes du droit international, une agression caractérisée et par conséquent que l’Egypte était délibérément entrée en guerre contre Israël. Dès lors le soutien de la France devait être acquis à l’Etat hébreu.
Mais dans l’inconscient des juifs de France, l’angoisse demeurait : Et si Nasser, allié du roi Hussein et du général Assad trouvait les moyens d’envahir et d’occuper l’ancienne Palestine ?...
Je me rappelle une réunion tenue au plus fort de la crise à l’Ecole Normale Israélite Orientale d’Auteuil avec Emmanuel Lévinas, Jules Braunschvig président de l’AIU, Eugène Weill secrétaire général et moi-même. De nous tous, Levinas était le plus inquiet, le plus nerveux… Au sein des autres organisations, dans les synagogues et dans les quartiers, la peur était palpable.
Le jour même du déclenchement par Israël de la guerre qui allait devenir celle des six jours, le journal France Soir titrait : « L’Egypte attaque Israël ». L’ancien ministre socialiste, André Philip, écrivait qu’il s’agissait d’un complot (on ne disait pas encore, à l’époque, un complot sioniste !)
La victoire éclair remportée par Israël, allait provoquer un enthousiasme extraordinaire non seulement parmi les soutiens d’Israël, mais également dans les rues de Paris. Sur les Champs Elysées, j’entendis, par exemple, deux Français moyens converser sur la défaite des Arabes : « Tu sais ce que je pense des juifs ; mais alors les Israéliens…Chapeau ! »
Parmi les juifs, un extraordinaire élan mystico-politique saisit l’ensemble des communautés. Une telle victoire ne pouvait être qu’un signe avant-coureur de la venue du Messie. Tout Israël devait commencer à se rassembler sur la terre ancestrale.
Des hommes comme Léon Askénazi (Manitou) fut parmi les premiers à partir, persuadé que le moment était venu.
D’autres que lui, nombreux, religieux ou non, agissaient de même ; de sorte qu’il nous fallait, à nous qui restions immobiles, faire effort pour garder la tête froide.
Le général Dayan, organisateur de la victoire des six jours, lui, semblait ne pas sombrer dans l’euphorie générale. Il annonçait tranquillement qu’il attendait le « coup de fil » des agresseurs pour étudier avec eux l’avenir des territoires occupés.
A cet appel quelque peu ironique, mais sérieux dans le fond, les chefs d’Etats arabes, réunis à Khartoum, à l’instigation de l’inénarrable Choukeiry, délégué palestinien, répondaient par leur fameux triple NON : « non à Israël, non aux négociations ; non à la paix. »
Quelques mois plus tard, Maurice Schumann, ancien porte parole de la France Libre, rapportait une parole du général de Gaulle, jamais confirmée, « Bien sûr, si les Israéliens attaquent, ils seront victorieux, mais ils auront crée un problème palestinien insoluble. »
Et consécutivement l’homme du 18 juin devait étendre à tous les juifs le reproche qu’il formulait à l’égard des Israéliens en qualifiant les uns et les autres de « Peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur » !
GI
* Philosophe, Historien des idées, auteur de nombreux livres de pensée juive.
Les Editions Bruylant annoncent la prochaine parution de l’ouvrage de Gérard Israël : « René Cassin. La guerre hors la loi ; Avec de Gaulle, Les droits de l’homme » (Nouvelle édition)