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Pourquoi cette question des Judenrats resurgit-elle aujourd'hui ?
Il y a un demi-siècle, un film comme celui de Margarethe von Trotta aurait suscité un débat passionné, alors qu'il n'a engendré aucune polémique depuis sa sortie. Cela signifie que ces objets, de brûlants qu'ils étaient au début des années 1960, sont en train de se "refroidir", et qu'on peut peut-être les aborder avec une certaine sérénité. Cette sérénité tient pour l'essentiel au fait que les contemporains de l'événement ne sont pratiquement plus parmi nous. La question peut être abordée d'un point de vue historique.
Historiquement, donc, que recouvre l'expression "Judenrat"?
Dès leur arrivée au pouvoir, en janvier 1933, les nazis ont une obsession : séparer ceux qu'ils désignent comme "juifs" de la population allemande "aryenne". Les juifs sont empêchés d'exercer certaines professions en contact avec le public, leurs enfants sont chassés des écoles ; et, petit à petit, ils se voient privés des moyens d'exercer toute activité économique. Parallèlement, les nazis veulent que les juifs s'organisent eux-mêmes et prennent en charge leur "économie-croupion", la santé, l'éducation, la culture, etc. Pour ce faire, les Allemands essaient de former une organisation juive unique.
Dès le départ, la situation est ambiguë. Une telle organisation est rendue nécessaire puisqu'il faut bien que les juifs se procurent les moyens de survivre. Mais en même temps elle leur est imposée, et ce sont les ordres des persécuteurs qui transitent par elle. Les juifs impuissants sont pris dans ce piège. Après l'écrasement de la Pologne, en 1939, où les juifs constituent une minorité nationale de près de 10 % de la population (et, dans les villes, parfois de 30 % à 50 %), des ghettos sont institués. L'administration de ces enclaves est confiée à des Judenrats. On peut dire qu'ils remplissent toutes les tâches d'une municipalité "ordinaire". Sauf que la situation ne l'est pas.
Qui sont ces dirigeants juifs qui, de gré ou de force, acceptent de jouer ce rôle ?
En règle générale, ceux qui sont choisis sont d'anciennes personnalités communautaires. Le terme de "collaborateur" me paraît inadéquat, car il ne s'agit nullement, au moins dans la tête de ceux qui forment les conseils juifs, de "collaborer" avec les nazis – comme c'est le cas par exemple des collaborateurs dans la France occupée. Il s'agit de protéger les juifs de ce qui est en train de leur arriver, même si ce qui leur arrive dépasse les persécutions du Moyen Âge ou les massacres commis par les cosaques de Bogdan Khmelnitski au XVIIe siècle, qui ont laissé une trace dans la mémoire juive de Pologne et de Russie. Même si la question reste débattue entre historiens, la décision de la "solution finale" n'est prise au plus tôt qu'en juin 1941, avec l'invasion de l'URSS, et au plus tard en décembre 1941, lors de l'entrée en guerre des États-Unis.
Hannah Arendt soutient que les juifs auraient dû refuser de former ces Judenrats. Selon elle, le chaos qui aurait suivi aurait été meurtrier, mais le nombre des victimes aurait été moindre. Qu'en pensez-vous ?
Ce passage du livre Eichmann à Jérusalem a dès le départ été insupportable. D'une part, il relève de l'Histoire avec des "si". D'autre part, le petit nombre d'historiens compétents à l'époque de la polémique, dont le Français Léon Poliakov, l'a d'emblée considéré comme défendant une position intenable. Qui s'est révolté au moment où les nazis fondent sur l'Europe ? On voit mal pourquoi les juifs, qui étaient une nation sans État et sans armée, auraient été à eux seuls capables d'opposer une résistance passive ou active. Cette opinion me semble par ailleurs stupide, puisqu'on savait déjà, et on le sait plus encore aujourd'hui, qu'un grand nombre des juifs assassinés l'ont été au cours de la "Shoah par balles", sans qu'aucune organisation juive intervienne dans le processus.
Peut-on reprocher à ces conseils juifs d'avoir mal interprété la rationalité nazie, mal compris les intentions de leurs persécuteurs ?
La perversité de ce système tenait à l'implication des victimes dans leur propre persécution. Je pense que certains dirigeants juifs n'ont effectivement pas correctement interprété cette rationalité nazie. Le président du conseil juif de Lodz, Chaim Rumkowski, était persuadé que les juifs pouvaient être utiles aux Allemands parce qu'on avait installé, autour du ghetto, des ateliers de confection pour l'armée allemande. Aujourd'hui, cette illusion du salut par le travail nous semble absurde. Mais en même temps on célèbre un Schindler qui a sauvé des milliers de juifs en les embauchant dans ses entreprises et on le considère comme un Juste parmi les nations. Personne, en revanche, ne célèbre le fait que les survivants du ghetto de Lodz faisaient partie de ces travailleurs.
Y avait-il, du reste, une rationalité nazie unique ? Ne faut-il pas distinguer entre celles du service de sécurité du Reich, des SS, de Heydrich et Eichmann, des militaires ? Il était bien difficile de percevoir ce qui se passait. Certains juifs l'ont quand même compris. Ce fut le cas de l'équipe de l'historien Emanuel Ringelblum, enfermé dans le ghetto de Varsovie, qui s'efforçait de rassembler archives sur archives. À un moment, les éléments ainsi récoltés ont pris sens, et le groupe a compris que les juifs étaient destinés à l'annihilation. Il faut un courage hors du commun pour formuler cela. Chacun peut en faire l'expérience quand il est confronté à la maladie d'un être cher qui va déboucher sur sa mort. Les amis de Ringelblum ont fait sortir cette information du ghetto. Elle n'a pas convaincu tout le monde à l'époque. Ce n'est d'ailleurs pas parce qu'on a compris qu'on peut agir. Du groupe Ringelblum ne sont demeurés que trois survivants.
Peut-on dire que, jusqu'au livre d'Hannah Arendt au début des années 1960, la question des Judenrats a été mise sous le boisseau par les communautés juives ?
Pas du tout. La première étape a été la multiplication de procès de kapos dans les camps de personnes déplacées dans l'Allemagne vaincue et occupée par les alliés. Il y a eu des procès à Amsterdam et en France. Le Conseil représentatif des institutions juives de France a constitué un jury d'honneur pour juger l'Union générale des israélites de France – créée par Vichy en 1941 sur demande allemande – qui n'est pas tout à fait un Judenrat. Cette démarche n'a pas abouti à grand-chose, il est vrai.
La punition, qui a d'ailleurs été celle de Benjamin Murmelstein, a généralement consisté à la mise au ban de la communauté juive. Les tribunaux communautaires, en France et aux Pays-Bas, ne pouvaient prononcer que des condamnations symboliques, mais la question a été ouvertement posée, comme le montrera la fameuse loi israélienne de 1950 qui poursuit les criminels nazis et leurs collaborateurs : il est évident qu'aucun des députés de la Knesset qui la vote ne pense alors à des criminels nazis... Cette question sera débattue en Israël de façon constante.
Le procès Eichmann à Jérusalem en 1961 n'a donc pas brisé un tabou ?
Le procès Eichmann a d'abord été un grand procès. Il a été d'une importance décisive dans la perception de la Shoah grâce aux témoins qui se sont succédé à la barre, qu'on continue à pouvoir voir et entendre puisque les débats ont été filmés. Leurs récits restent aussi sidérants que bouleversants. En revanche, le portrait qu'en tire Arendt est daté. Il est tributaire des discussions des années 1950 et 1960 qui portaient sur le point de savoir ce qui faisait qu'on devenait nazi ou non, sur la personnalité autoritaire, etc.
Aujourd'hui, on considère que l'imprégnation idéologique des exécuteurs était plus importante qu'on ne le pensait du temps d'Hannah Arendt. Les SS étaient persuadés que "le juif" était l'ennemi de l'Allemagne, et que si on ne le détruisait pas, c'est l'Allemagne qui serait anéantie. C'est dans ce cadre de référence que les nazis ont agi. Il n'a pas été pris en compte par Arendt dans sa théorie de la "banalité du mal".