Tribune
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Publié le 9 Janvier 2014

Antisémitisme : de quoi l’affaire Dieudonné est-elle le symptôme ?

Interview de Pierre-André Taguieff

Propos recueillis par Marine Tertrais

 

Le préfet de la Loire-Atlantique signait, mardi 7 janvier 2014, l'arrêté d'interdiction du spectacle de l'humoriste Dieudonné M'bala M'bala prévu au Zénith de Nantes ce jeudi 9 janvier, a annoncé la préfecture dans un communiqué. Une décision qui intervient après la diffusion lundi d'une circulaire du ministère de l'Intérieur préconisant au cas par cas l'interdiction pour troubles à l'ordre public. Mais de quoi le succès de Dieudonné est-il symptomatique ? Éléments de réponse avec Pierre-André Taguieff, directeur de recherche au CNRS.

Comment analyser le succès de Dieudonné ? Ce succès est-il lié à une montée d'un nouvel antisémitisme en France ?

 

Pierre-André Taguieff : Dieudonné et son succès en particulier sont l’un des symptômes autant d’une montée que d’une transformation de l’antisémitisme en France, que j’appelle depuis 1989 la nouvelle judéophobie. Il ne faut pas confondre la nouvelle judéophobie, fondée sur l’antisionisme radical ou absolu, avec le vieil antisémitisme politique à la française représenté naguère par Drumont ou Maurras. Cette nouvelle judéophobie s’est constituée après la guerre des Six Jours (juin 1967) : au cours des quarante dernières années s’est formée une nouvelle configuration anti-juive aussi bien sur le plan idéologique que sur le plan de la lutte armée. Je pense, en particulier, au front djihadiste dont l’une des principales cibles se trouve être les Juifs.

 

En France, la véritable montée de la nouvelle judéophobie, autour de l’antisionisme et de la stigmatisation d’Israël, remonte à l’automne 2000 : on passe alors de façon brutale de quelques dizaines de faits antijuifs en 1999 (82 actes et menaces), à plusieurs centaines d’actes et de menaces judéophobes en 2000 (744 faits relevés). Une augmentation frappante liée à la seconde Intifada et à une campagne massive de propagande pro-palestinienne en France, utilisant tous les relais possibles, aussi bien islamistes que néo-gauchistes. La cause palestinienne a ainsi été érigée en cause sacrée. Dès lors, c’est au nom de la cause palestinienne que la haine contre les Juifs s’est fortement exprimée dans l’espace public, sous couvert d’antisionisme,  et que des meurtres anti-juifs ont été commis. Rappelons seulement que le tueur islamiste Mohamed Merah, l’assassin de 3 enfants juifs à Toulouse (19 mars 2012), affirmait vouloir ainsi « venger les enfants palestiniens ».

 

Le conflit israélo-palestinien est-il le seul objet de crispation ?

 

Le conflit israélo-palestinien, et plus globalement le conflit israélo-arabe, et plus globalement encore le conflit judéo-musulman, forment la toile de fond permettant de comprendre cette flambée de haine visant les Juifs. Mais j’y ajouterais, et pas seulement pour la France,  quelques autres facteurs. Je pense en particulier à la diffusion, notamment sur le web, des théories du complot, où les Juifs apparaissent souvent en conspirateurs diaboliques. Dieudonné a su habilement jouer de la séduction des thèmes conspirationnistes, en les intégrant dans ses spectacles provocateurs. Dès 1992, j’ai publié un gros livre sur les Protocoles des Sages de Sion : Faux et usages d'un faux pour montrer que leur histoire n’était pas terminée, mais qu’elle s’était adaptée à l’esprit du temps.

 

Le mythe de la « conspiration juive universelle » s’est ainsi transformé en celui du « complot sioniste mondial ». C’est là un thème majeur qui circule sur le web, diffusé par des milliers de sites conspirationnistes. Aujourd’hui Dieudonné et Alain Soral en sont à la fois les consommateurs et les diffuseurs, comme beaucoup d’autres. Au cœur de cette culture du complot l’on rencontre l’idée que les Juifs ou les « sionistes » – « sioniste » étant une euphémisation de « Juif » – sont les maîtres du monde, cruels, dominateurs et exploiteurs. Dans la nouvelle définition de la « domination juive », Israël est explicitement associé à « l’oligarchie financière ». D’où l’apparition d’une nouvelle figure de l’ennemi, qui a tout pour plaire à la fois aux antisionistes radicaux et aux anticapitalistes.

 

Cette idée permet de comprendre pourquoi c’est une certaine jeunesse, en révolte contre « le Système », qui suit de près les actualités de Dieudonné, avec une sympathie qui peut aller jusqu’à l’empathie. Dans mon livre "Prêcheurs de haine : Traversée de la judéophobie planétaire", je consacrais, déjà en 2004, plus de dix pages à Dieudonné, en soulignant et en analysant son basculement dans la propagande judéophobe. En janvier 2002, il avait commencé sa nouvelle carrière de démagogue en lançant dans une interview : « Le racisme a été inventé par Abraham. “Le peuple élu”, c’est le début du racisme. (…) Pour moi, les Juifs, c’est une secte, c’est une escroquerie. C’est une des plus graves [re-sic] parce que c’est la première. »

 

Quelles différences existe-t-il entre la nouvelle judéophobie et l'antisémitisme des années 30 ?

 

Je ne parlerais pas de l’antisémitisme des années 30, mais, plus largement, de l’antisémitisme politique qui s’est fabriqué au cours des 30 dernières années du XIXe siècle. Cet antisémitisme « classique » n’a guère survécu  au IIIe Reich qui en avait fait une idéologie d’État. Jusqu’en 1933, l’antisémitisme politique caractérisait les doctrines et les programmes d’un certain nombre de mouvements, parfois puissants, mais qui n’avaient jamais accédé au pouvoir. Ce vieil antisémitisme reposait tout d’abord sur une conception racialiste des groupes humains, impliquant la thèse selon laquelle la « race sémitique » était vouée à lutter à mort contre la « race aryenne ». Aujourd’hui, ce thème a presque totalement disparu. Le vieil antisémitisme  reposait aussi sur l’image du Juif dominateur et exploiteur, maître tyrannique des autres peuples.

 

Ce stéréotype négatif n’est pas une nouvelle idéologique au XIXe siècle : on y reconnaît la légende, formée au Moyen Âge, selon laquelle le Juif est un usurier qui saigne les pauvres gens, un rapace se fait de l’argent sur la misère du monde. À partir des années 1830-1840, l’image répulsive de l’usurier (Shylock) se transforme en celle du capitaliste prédateur : c’est ainsi que prend forme le mythe Rothschild, autour du fantasme de la domination financière du monde. Enfin, ce vieil antisémitisme reposait sur une vision conspirationniste, où les Juifs, avec les francs-maçons, jouaient le rôle d’une puissance occulte visant à gouverner le monde. C’est cette légende que les Protocoles des Sages de Sion – le plus célèbre faux de l’histoire occidentale – ont diffusée depuis leur publication en 1903.

 

De ce point de vue, la nouvelle judéophobie a hérité de deux principaux thèmes : le Juif dominateur et le Juif conspirateur international. Ce sont des idées-forces que l’on retrouve chez Dieudonné et chez Soral, qui les mettent à la sauce de l’antisionisme. Ce qui ne fonctionne pas dans ce discours judéophobe vient de ce que le sionisme est un nationalisme, qu’il est historiquement le mouvement de libération nationale du peuple juif. Dès lors, comment concilier la dénonciation de l’internationalisme ou du cosmopolitisme juif avec la dénonciation du nationalisme juif, du sionisme ? Parler de « sionisme mondial », cela ne veut rien dire… Lire la suite.