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N’en déplaise à ses adversaires politiques en Israël et à ses ennemis hors du pays, on ne saurait résumer Sharon aux caricatures et approximations et jugements péremptoires portés sur lui alors qu’il était dans l’action. Le personnage est complexe, contradictoire, difficilement classable dans les catégories habituelles : droite, gauche, religieux, laïque, partisan du Grand Israël, adepte du compromis territorial… Il fut tout cela, en fonction de son appréciation des circonstances et de l’intérêt de l’État juif. Opportuniste ou pragmatique ? Retors ou habile ? Visionnaire ou soucieux de sa seule gloire ? Ces questions sont au cœur d’un débat historiographique à son sujet qui n’en est qu’à son commencement. Nul ne peut cependant contester qu’il occupe une place éminente dans le Panthéon mémoriel que chaque Israélien porte en lui, à défaut d’édifice public rassemblant pour l’éternité les grands hommes de l’État juif.
La génération intermédiaire
Ariel Sharon est né le 28 février 1928 au moshav de Kfar Malal, un village coopératif agricole situé à une quinzaine de kilomètres de Tel-Aviv. Il est le deuxième enfant de Samuel Scheinermann et de son épouse Vera, née Schneeroff, venus vers 1920 de Russie pour s’installer en Palestine. Jusqu’à leur mort, ses parents conserveront leur patronyme diasporique, qui signifie « bel homme » en yiddish. Ariel « Arik » Scheinermann choisit seul de s’appeler Sharon à l’âge de vingt ans, en 1948, l’année où une partie de la Palestine sous mandat britannique devient l’État d’Israël. Cette « deuxième naissance » marque, pour la génération des pionniers, défricheurs et constructeurs de l’État juif, une volonté de rupture avec le passé et témoigne d’une foi sans limites dans la pérennité de l’entreprise initiée par Theodor Herzl. Une légende, non confirmée, voudrait que ce soit David Ben Gourion lui-même qui ait suggéré au jeune officier de Tsahal Scheinermann d’adopter comme patronyme hébreu le nom de la région dont il est originaire, la plaine de Sharon, berceau de l’agriculture du Yishouv. Ce patronage illustre, réel ou inventé pour les besoins de l’imagerie politique, fait d’Ariel Sharon un Sabra. C’est ainsi que l’on désigne les enfants nés sur la terre d’Israël de parents venus d’ailleurs, d’après le nom d’une plante épineuse des collines arides de Judée et de Galilée, qui symbolise les vertus de ce « nouveau juif » : la résistance physique et la rugosité du caractère.
Il appartient à ce que les historiens appellent la « génération intermédiaire » : elle est située entre celle des pères fondateurs, nés au début du XXe siècle, les David Ben Gourion et Menahem Begin, et celle de l’Israël moderne où se mêlent des dirigeants nés peu avant ou peu après la guerre d’Indépendance (Benyamin Netanyahou, Ehoud Barak, Ehoud Olmert) et ceux qui incarnent l’essor technologique du pays ou la nouvelle alya venue de l’est (Tzipi Livni, Yaïr Lapid, Shelly Yachimovich, Avigdor Lieberman, Naftali Bennett…). La génération de Sharon est celle des Itzhak Rabin, Shimon Pérès, Rafaël Eytan, Rehavam Zeevi. Il n’est pas étonnant que nombre de ses représentants les plus illustres soient des militaires de haut rang. Ils avaient vingt ans en 1948, quarante ans en 1967, quarante-cinq ans en 1973, et certains d’entre eux ont repris du service en 1982, lors de la première guerre du Liban. Cette génération n’a donc cessé de combattre les armes à la main tout en construisant un pays moderne et une démocratie dont les défauts, dénoncés chaque jour par des médias vigilants, ne sauraient faire oublier qu’elle est la seule dans la région. Ni qu’elle n’a jamais été subvertie par des militaires dont le poids dans le pays est pourtant à la mesure des menaces qui pèsent sur son existence.
Au sein de cette génération, Ariel Sharon occupe une place à part. Il est issu, comme beaucoup de ses pairs, du mouvement sioniste socialiste, celui qui faisait du retour à Sion une aventure plus politique que religieuse. Il s’agit, pour ces militants, de construire en Eretz Israël une société nouvelle alliant les valeurs juives à celles du mouvement ouvrier européen engagé dans les luttes sociales de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Le collectivisme, total dans les kibboutzim et partiel dans les moshavim s’inspire ouvertement des modèles mis en œuvre en URSS après la Révolution d’octobre. Mais, au sein de cette structure économique et idéologique, les membres de famille Scheinermann font figure de marginaux, voire d’asociaux : ils sont venus au moshav de Kfar Malal pour y pratiquer l’agriculture, à défaut de pouvoir le faire sur un domaine privé. Ils ont connu les premières années du pouvoir soviétique en Russie et en Géorgie, et n’ont aucune indulgence pour ceux qui voudraient voir appliquer ses méthodes dans l’État juif. Au grand dam de leurs voisins, ils clôturent leurs champs et refusent de s’engager dans les luttes politiques très âpres (notamment au moment de l’assassinat de Haïm Arlozoroff) qui opposaient les sionistes socialistes aux nationalistes disciples de Vladimir Zeev Jabotinsky… Lire la suite.