Tribune
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Publié le 29 Janvier 2014

Avi Avital et The Westminster Legacy

Tribune de Michaël de Saint-Chéron, à la mémoire de Claudio Abbado

 

Je parlerai de deux nouveautés de musique dite classique, la première émanant d’un jeune artiste israélien, virtuose de la mandoline, la seconde émanant d’une institution musicale de prestige, intitulée The Westminster Legacy (40 CD’s). À 33 ans, Avital est le premier mandoliniste à avoir signé un contrat avec la Deutsche Grammophon. Il a publié l’été dernier un album Bach dans lequel il transpose pour son instrument plusieurs de ses concertos. Avital nous révèle un instrument, qui si il est réputé n’en est pas moins assez mal connu. Aujourd’hui il arrive avec un nouveau CD, Between Worlds (1), où il explore des continents musicaux allant de Bartók (1881-1945) à Ora Bat Chaïm (née en 1935), de Villa-Lobos à Bloch, de Dvořák (1841-1904) à Schulkhan Tsintsadze (1925-1991)  sans oublier le folklore bulgare, klezmer ou la musique d’Antonín Dvořák. Quelle palette que celle d’Avi Avital interprète, transcripteur, artiste… ! Ses interprétations de Villa-Lobos auquel il donne des accents de jazz confondants, du Nigun de Bloch ou des canciones de Manuel de Falla, ou du Finale du Quatuor n°12 op.16 « American » de Dvořák, - sur lequel je reviendrai pour terminer – sont des révélations.

Avi Avital par ce CD nous invite à un voyage musical marqué par l’analyse que Leonard Bernstein fit des compositions américaines de Dvořák, puisqu’en ouverture du livret Avital nous propose un texte sur le compositeur tchèque, qui est de toute évidence avec Bach l’un des maîtres de notre virtuose qu’il faudra suivre, car il n’a pas fini de nous émouvoir, mais surtout de nous confondre avec ses transcriptions qui sont parfois de véritables métamorphoses.

 

Je voudrais maintenant non pas commenter, mais simplement saluer, rendre hommage ou porter un toast au coffret The Westminster Legacy – Collector’s Édition (2), que publie toujours Universal Music en ce début d’année. La Westminster recording Company fut fondée à New York en 1949, mais conserve bien sûr ses liens puissants avec Londres. Les enregistrements des années 1950-1960 retenus dans ce coffret sont à plus d’un titre légendaire et l’on y découvre dans des interprétations quasi mythiques quelques chefs-d’œuvre de Bach (la Hohe Messe ou Messe en Si mineur), la 9e Symphonie de Beethoven avec l’Ode à la joie par Pierre Monteux, le chef français. Hermann Scherschen dirige  Beethoven, mais aussi le Requiem de Mozart, Barenboïm, tout jeune, interprète le Concerto pour piano n°22  k 482 et deux sonates pour piano les K 570 et 310. Nous avons aussi, sans vouloir tout citer, ce qui serait fastidieux, le Quartet Amadeus dans Mozart toujours. Mais comment ne pas citer le Concerto pour piano n°2 op.18 et la Rhapsodie sur un thème de Paganini de Rachmaninov interprété au piano par Raymond Lewenthal, l’Orchestre de l’Opéra d’État de Vienne conduit par Maurice Abravanel.  Autant de trésors interprétés par des solistes et des  chefs dont quelques-uns sont  forts célèbres jusqu’à aujourd’hui, quand d’autres sont malheureusement plus oubliés des firmes autant que des radios et donc des mélomanes, mais qui n’en font pas moins partie du patrimoine et de l’héritage musical du 20e siècle au plus haut niveau d’excellence. Cette édition n’en a que plus de prix.

 

 La musique a sa mémoire et un pareil coffret de légende revêt pour tout véritable mélomane beaucoup d’importance, même à l’heure de la musique dématérialisée, qui ne pourra pas rassembler de tels virtuoses du siècle passé. Écouter la Wanderer Fantaisie de Schubert par Paul Badura-Skoda, qui joue aussi ici La Truite de Schubert accompagné par le Quatuor  du Konzerthaus et Joseph Hermann à la contrebasse, qu’est-ce sinon une grâce dans ce monde qui la fuit ou tout au contraire la poursuit avec frénésie ?

 

Ici, Mahler à travers ses Symphonies n°1 « Titan » et n°2 « Résurrection » est servi par ce chef d’exception que fut Scherschen (1954 à Londres et 1958, à Vienne). Il n’est pas inintéressant de comparer justement son enregistrement de la Symphonie n°2 avec l’une des dernières versions, signée Claudio Abbado (Deutsche Grammophon). Deux chefs magistraux des soixante dernières années.

 

Écoutons encore l’intégrale du Casse-noisette (The Nutcracker) de Tchaïkovski par Arthur Rodziński à la tête du Royal Philharmonic Orchestra.

 

La Seconde Guerre mondiale est si souvent présente dans cette somme musicographique et musicologique, pour la mémoire autant que pour l’histoire. En effet trois des membres du quatuor Amadeus qui était basé en Grande-Bretagne étaient des réfugiés autrichiens ayant fui le nazisme et le violoncelliste britannique était lui-même immigré.

 

Le quintette « American » qui a tant marqué Avi Avital est ici aussi enregistré par l’European String Quartet, à la Mozartsaal du Konzerthaus de Vienne. Il  est d’ailleurs fort instructif d’écouter la version du Finale par Avital puis celle-ci ou le contraire, la version classique et celle d’Avital, qui rompt avec la tradition.

 

Avital, avec sa mandoline, n’interprète pas seulement l’œuvre, il la réécrit avec des accents russes, bulgares ou hongrois, incroyables, dus aux arrangements modernes d’Ohad Ben-Ari, pianiste et compositeur né en Israël, en poste entre Londres et Berlin avec la Berliner Philharmoniker que dirige Sir Simon Rattel. La version est stupéfiante, qui métamorphose la partition de Dvořák. Les plus doués de nos virtuoses aiment à métamorphoser les œuvres, mais à en retrouver le génie propre, l’intériorité la plus indicible, il y a une aussi grande virtuosité, comme Claudio Abbado nous le montra avec une puissance et une intériorité qui mettaient des salles entières en communion avec lui, tout l’orchestre et les chœurs, notamment dans le Requiem de Mozart ou la Symphonie « Résurrection » de Mahler.

 

À travers la musique et la légende de ces artistes, chacun unique, on prend conscience aussi que la majorité d’entre elles et d’entre eux, nous ont déjà quittés, sauf les plus jeunes comme Barenboïm. Jörg Demus, pianiste de grand talent accompagnant la soprano, Sena Juricac dans les lieder de Schumann, clôturent pour ainsi dire ce Westminster Legacy, qui témoigne devant l’histoire et d’abord devant nous et pour nous, de ce que tant de femmes et d’hommes qui ont consacré leur vie à la musique, ont pu transmettre dans le domaine de l’art, de l’humain, la communion entre les êtres à leur niveau le plus haut.  Ce n’est pas donné à tous loin de là.

 

Notes :

1. Deutsche Grammophon, 1 CD, janvier 2014.

2. Universal Music, 40 CD’s

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